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mardi 16 novembre 2010

Le début de la renaissance culturelle syriaque au Kurdistan irakien


Du 6 au 9 septembre 2006, le premier Congrès mondial de Kurdologie fut organisé à Erbil par l’Institut kurde de Paris et par le Gouvernement du Kurdistan fédéral de l’Irak. Il se tint à l’université Salahadin.
J’eus l’honneur de participer à ce congrès et d’y intervenir. Je parlai de deux dynasties kurdes, brillantes et tolérantes, celle des Marwanides (983-1085) établie à Mayafarkin et celle des ‘Ayubides de la Djézira, en Haute Mésopotamie, avec le grand Malik al-Ashraf (+ 1237). Les chroniqueurs syriaques évoquèrent souvent les rapports cordiaux qu’entretenaient ces princes avec les chrétiens syriaques (jacobites et nestoriens) habitant la Haute Mésopotamie.



Permanence de la culture syriaque, culture du monde

Héritiers des vieux Mésopotamiens, fiers de leurs traditions, les Syriaques forgèrent une vision originale de l’homme et du monde. Au fil des siècles, prélats, clercs, médecins, philosophes et traducteurs célébrèrent la flamme du savoir. Ils montrèrent un attachement exceptionnel à l’étude et à leur langue. Ils fondèrent des écoles, réalisèrent des recueils, composèrent des poèmes, des hymnes, des chroniques. Ils participèrent au progrès des sciences, mathématique et astronomie.

Leur culture, riche de nombreux documents, manuscrits, vestiges archéologiques, inscriptions, fait partie des cultures du monde, des « humanités », comme les cultures grecque, égyptienne, romaine.

Hélas, depuis la création de l’État d’Irak en 1921, par manque de moyens et de liberté, la culture syriaque n’a pu s’épanouir et s’est étiolée.

Un début de renaissance

Lors de la révolte du grand leader kurde Mustafa Barzani en 1961, qui revendiquait l’autonomie, de nombreux villages chrétiens et kurdes du Nord furent dépeuplés, détruits par les gouvernements de Bagdad, les populations déplacées.

En 1991, lors de la guerre du Golfe, les Kurdes du Nord de l’Irak se soulevèrent. L’armée de Saddam Hussein les pourchassa jusqu’à la frontière turque. Les Américains et leurs alliés décrétèrent alors une zone de protection au Kurdistan, qui couvrait les départements de Dohuk, Erbil, Soulemanya. Les Kurdes irakiens commencèrent dès 1992 à s’auto- administrer, à créer des ministères.

Au ministère de l’Éducation Nationale, à partir de l’année scolaire 1993-1994, l’on prépara les programmes, les manuels.

Plusieurs écoles dans le département d’Erbil accueillirent les jeunes Assyro-Chaldéen-Syriaques.

Dans le département de Dohuk, en plus de l’enseignement des langues kurde et arabe, l’on ouvrit une section spéciale pour la langue syriaque. Dix-sept écoles primaires donnèrent tous leurs cours en syriaque, six autres écoles enseignèrent les différentes matières du programme en kurde, mais le syriaque demeura obligatoire.

Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, en 2003, le mouvement de renaissance prit un nouvel élan. Dans les villes et villages de la plaine de Ninive où résident une majorité d’Assyro-Chaldéen-Syriaques : Bagdeda (Qaraqoche), Bartella, Alqoche et Tell-Kaif, Karamless, Tell-Esqof, Batnaya et autres villages- des centres culturels et des écoles en langue syriaque virent encore vu le jour et commencèrent à s’organiser, à fonctionner, à promouvoir les études syriaques.

De nos jours, six grands lycées donnent leur enseignement dans toutes les matières en syriaque. Les linguistes rédigent des dictionnaires, arabe-syriaque et syriaque-arabe, dictionnaires spécialisés dans le vocabulaire des sciences modernes.

Aujourd’hui, les Assyro-Chaldéen-Syriaques du nord de l’Irak prennent conscience de la richesse de leur culture. Ils souhaitent réveiller l’intérêt de leurs enfants pour la science, la médecine, la philosophie, la grammaire, la littérature, l’histoire, l’art et le droit, bref pour leur patrimoine culturel. Ils veulent garder leur langue, le soureth, le syriaque moderne. Par contre, la langue liturgique reste le syriaque classique, langue utilisée depuis des siècles lors des célébrations religieuses.

Ankawa, un centre culturel flamboyant

Le congrès de Kurdologie terminé, je quittai Erbil et me rendis en voiture dans la ville chaldéenne d’Ankawa, toute proche, peuplée d’environ 20 000 habitants. Je voulais visiter le nouveau centre culturel. Je découvris une belle construction de trois étages. A l’entrée, j’aperçus une grande salle, ouverte au public, où étaient exposés les journaux et les magazines publiés en Irak et au Kurdistan. Un jeune garçon s’avança vers moi, pour m’accueillir et me proposa de m’accompagner dans ma visite.

À droite, s’ouvrait une vaste pièce de réception garnie de fauteuils en velours jaune d’or. J’y jetai un coup d’œil rapide. Sur le mur du fond trônait une toile représentant le grand chef kurde Mustapha Barzani.

Je sortis et regardai autour de moi. À gauche, s’alignaient plusieurs bureaux de gestion et d’administration.

Je montai avec le jeune garçon au premier étage, et pénétrai dans une salle équipée d’une dizaine d’ordinateurs. Je saluai des garçons et des filles, assis devant les écrans, qui travaillaient à la publication d’ouvrages et de revues.

Je me dirigeai vers la bibliothèque. Derrière son bureau, une jeune femme chaldéenne me fixait de ses yeux noirs. Je la saluai aussi et bavardai avec elle quelques instants. Elle se leva, délia lentement sa taille, et me montra sur les rayonnages, de beaux livres, écrits en syriaque, en kurde, en arabe, en anglais.

-Songez donc, me dit-elle avec fierté, que nous possédons 1788 ouvrages ! Nous venons d’acquérir plusieurs livres nouveaux, je m’applique à les cataloguer.

Je la félicitai.

Je passai rapidement dans la salle d’à-côté, une pièce destinée à la formation des acteurs, qui servait aussi de salle de musique orientale et occidentale.

Puis je gagnai le deuxième étage, où d’autres bureaux étaient réservés aux archives et à la gestion.

Toujours escorté de mon compagnon, je visitai un autre bâtiment qui contenait, au rez-de-chaussée, une grande salle de conférence et de réception de 600 mètres carrés au beau plafond travaillé : C’était l’Adiabène, la plus belle salle du Kurdistan. Garnie de rideaux de velours, elle pouvait accueillir 700 personnes et disposait de tout le confort et de l’air conditionné. Cette salle servait aussi de théâtre. L’on y avait joué plusieurs pièces, témoignant d’une véritable naissance du théâtre en langue syriaque.

Je suivis un escalier qui grimpait au premier étage vers une vaste cuisine et une élégante salle à manger, ouverte au personnel du centre et aux convives.

Au deuxième étage, à l’angle, j’aperçus des ouvriers qui terminaient la construction de six appartements destinés à loger les écrivains, les peintres, les artistes et les journalistes invités par le centre.

Je ne pouvais faire attendre davantage Jalal Marcos, le vice-président, qui m’attendait dans son bureau. Je vis un homme de taille moyenne, aux cheveux grisonnants, âgé d’une cinquantaine d’années. Sur son invitation, j’allai m’asseoir sur le divan. Je lui fis part de mon étonnement devant la beauté, l’ordre, l’harmonie qui régnaient dans l’espace culturel. Il me remercia gentiment. Devant lui, sur le bureau, il avait préparé des documents, pour me donner de plus amples précisions sur le centre d’Ankawa.

-À quelle date fut-il fondé, lui demandai-je ?
-Ce centre a été créé en 1998, me répondit Jalal Marcos.
-Qui le finance ? Qui le gère ?
Un calme sourire éclaira son visage.
-Le Ministre de l’Économie et des Finances du Kurdistan irakien, Sarkis Agajan.

Quant à la gestion, elle est assurée par l’« Association culturelle chaldéenne. » Dix personnes la dirigent et dix autres y travaillent comme employés.

Nous poursuivîmes la conversation. J’appris que l’on éditait dans ces locaux une revue de 128 pages, rédigée en langue syriaque, en arabe et en kurde, la revue trimestrielle Radya Caldaya. L’on y publiait un journal mensuel, Beth Ankawa, écrit en arabe et en syriaque.

Depuis peu, l’espace culturel avait accepté de publier aussi le grand journal kurde, Nawa. Chose remarquable, il y avait dans ce journal une page en langue syriaque.

Le centre possédait aussi une petite maison d’édition dédiée au grand savant chaldéen Addaï Scher, maison qui avait publié déjà une quinzaine d’ouvrages, afin de promouvoir la culture du peuple assyro-chaldéen-syriaque. Le directeur avait le projet d’installer une imprimerie et d’agrandir la maison d’édition.

Je songeai à l’imprimerie des Pères dominicains de la province ottomane de Mossoul, ouverte en 1859, puis fermée par les Turcs en 1914. Elle avait publié 350 livres en arabe et en syriaque, les avaient mis à la disposition des populations. J’avais le sentiment qu’environ un siècle après sa disparition, une nouvelle étape commençait pour les écrivains, les chercheurs, les journalistes issus du peuple assyro-chaldéen-syriaque. Ils pourraient donner un nouvel élan à leur culture.

Je remerciai Jalal Marcos et pris congé. Le comptable, les responsables des activités théâtrales et de la maison d’édition descendirent et vinrent me saluer avec cordialité.

-Nous espérons que vous n’allez pas oublier Ankawa et notre centre quand vous retrouverez les lumières de Paris !

Ma visite à Ankawa était terminée, j’avais l’impression que cette ville allait devenir la capitale culturelle de notre peuple.

Une halte au centre culturel de Dohuk

Je remontai en voiture pour me rendre à Dohuk, une ville située entre les chaînes montagneuses (Bekher et Shndokha) qui bordent la Turquie et la Syrie au Nord et à l’Ouest. Aujourd’hui, elle est peuplée de plus de 800 000 habitants, musulmans, chrétiens, yézidis. J’évoquai en pensée le célèbre écrivain syriaque Narsaï (399-503) qui était né au village voisin de Ma’altâ et qui avait fondé la brillante École de Nisibe, (une sorte d’université). Aujourd’hui, c’est un nouveau quartier de la ville.

J’arrivai à Dohuk au milieu de l’après-midi, je cherchai le célèbre centre culturel assyrien dont on m’avait parlé depuis des années. C’était un grand bâtiment bleu mauve, crénelé, décoré d’une inscription en syriaque.

A mon arrivée, le directeur Nissan Mirza, qui avait été prévenu, vint m’accueillir aimablement dans la cour avec son équipe. Nissam Mirza, un homme grand, brun, élancé était diplômé en gestion et en économie.

Il me reçut dans son bureau et fit apporter le thé. Avant que j’aie pu l’interroger, il me parla de la fondation de cet espace culturel.

- Le centre, le premier de la région, me dit-il tranquillement, a été fondé le 15 mars 1992, pour donner un nouvel essor à la culture, à la langue et au patrimoine de notre peuple assyro-chaldéen-syriaque. Il convenait de faire connaître nos écrivains et de les mettre en contact avec un autre peuple de la région, les Kurdes.

Depuis l’ouverture, nous organisons des stages de formation en langue syriaque, destinés aux élèves des écoles et collèges et aux enseignants. Des stages d’informatique attendent aussi les jeunes, afin de les familiariser avec l’ordinateur et Internet.

Chaque année, des expositions révèlent aux visiteurs, livres, œuvres d’art réalisées par des artistes syriaques. Quelques personnalités viennent donner des conférences à tous les auditeurs qui manifestent un intérêt pour le patrimoine syriaque.

Je demandai au directeur qui soutenait financièrement toutes ces activités culturelles, linguistiques, artistiques. Il me répondit que les dons arrivaient de la communauté assyrienne de Dohuk, mais aussi d’une association caritative assyrienne d’Amérique.

Ensuite, nous nous levâmes, pour sortir. Nissan Mirza me fit visiter le bâtiment, il me montra la grande salle de conférence, d’exposition, de fête. Elle était souvent louée pour les mariages, ce qui constituait une source de revenus pour le centre.

Puis il me conduisit à la bibliothèque, dotée de 1600 ouvrages en langue syriaque, arabe, kurde, anglaise et autres langues. De jeunes lecteurs, installés devant des tables, étaient plongés dans leurs livres, malgré la pénombre.

-Ils vont s’abîmer la vue, car l’endroit est mal éclairé, chuchotai-je au directeur. D’autre part, il me semble que les fauteuils bleus en plastique sont trop modestes et plutôt inconfortables.

Il me répliqua en souriant :
-Vous avez raison. Nous avons, depuis un moment, pris conscience du problème. Nous avons entrepris la construction d’une nouvelle bibliothèque plus spacieuse, garnie de belles fenêtres.

À présent, Nissan Mirza désirait me montrer le bureau de la rédaction de la revue Kukhwa Beth Nahrain, L’étoile de la Mésopotamie. Créée le premier décembre 1992, elle paraissait chaque trimestre, en langue syriaque et en arabe. Elle contenait 132 pages et était financée par des bienfaiteurs assyriens.

Dès l’entrée, Nissan Mirza me présenta au directeur de la publication, Farid Yacoub, et à son équipe. Je feuilletai rapidement un numéro, puis félicitai Farid Yacoub sur la présentation, la couverture de papier glacé, ornée de photos en couleur, la mise en page et les beaux caractères syriaques.

–Vous avez réalisé un travail formidable, lui dis-je avec enthousiasme !
-Notre peuple a une expérience bien ancrée dans ce domaine, création de journaux, de revues, de magazines, m’expliqua Farid. Déjà en 1849, les Assyriens de Ourmia en Iran avaient lancé le magazine Zahrira de Behrea (Le rayon de lumière.)

Pour terminer la visite du centre, Nissan Mirza me présenta la maison d’édition et la quinzaine d’ouvrages publiés.
-Nous jouissons maintenant d’une grande liberté, m’annonça-t-il, aussi avons-nous beaucoup de projets, et l’ambition de rééditer les écrits de nos pères, méconnus par notre peuple.
Il se tourna vers moi et poursuivit :
-J’espère qu’un jour nous aurons le plaisir de traduire en syriaque et de publier l’un de vos ouvrages. Votre livre intitulé « L’épopée du Tigre et de l’Euphrate » nous intéresse particulièrement.
-J’en serai ravi, lui répondis-je.

Il m’offrit quelques livres. Je le remerciai de tout cœur pour ce geste amical.


Un remarquable lycée à Dohuk

Je ne pouvais passer à Dohuk sans aller voir le Lycée français dont voici l’histoire.

Il y a une dizaine d’années, le prince Rainier de Monaco avait voulu créer une antenne humanitaire à Dohuk, pour aider l’Enfance et la Jeunesse. Ce projet, confié à l’énergique Monseigneur Rabban, l’évêque d’Amadia, mûrit peu à peu ; il aboutit à la fondation d’un Lycée français. Les autorités du Kurdistan, avec l’aide de la ville de Dohuk, accordèrent un terrain, la construction commença. Le Lycée fut inauguré solennellement.

Je rencontrai le directeur, Wahid, un Kurde musulman, homme cultivé, humaniste et ouvert.
-L’établissement, moderne et beau, accueille aujourd’hui 280 élèves, garçons et filles de bon niveau, en option scientifique, m’apprit-il. Son but est de former des cadres pour le pays, qui soient de toutes religions et de toutes confessions, kurde, assyro-chaldéenne, arménienne, yezidie. L’enseignement y est gratuit.

Wahid m’apprit que d’excellents professeurs travaillaient au lycée, et le français y était enseigné.

L’enseignement du syriaque était obligatoire : des Assyro-Chaldéen-Syriaques étaient inscrits aux cours, mais des Arméniens, des Kurdes venaient aussi y assister, désireux d’apprendre cette langue prestigieuse, deux fois millénaire.

À la fin de ma visite, j’avisai un bâtiment en construction de 5 étages.

Le directeur voulut bien m’éclairer :
– C’est le futur internat de 50 studios, équipés de toutes commodités et d’ordinateurs. Les élèves y seront accueillis gracieusement. Au rez-de-chaussée, l’on a prévu un restaurant et une vaste salle de conférence.

Il faisait chaud et Wahid m’emmena dans son bureau où il fit apporter des boissons fraîches. À ce moment, le téléphone portable sonna. C’était Monseigneur Rabban, qui s’excusait de ne pouvoir me rencontrer. Il n’avait pas été mis au courant de ma visite et se trouvait à Amadia. Il renouvelait ses remerciements pour les centaines de livres que notre délégation de kurdologues avait apporté de Paris pour la bibliothèque du lycée.


Hîzil : le centre culturel et social de Zakho

Je vins séjourner quelques jours à Zakho, ville d’environ 280 000 habitants. Elle était assise au bord du Khabour, à 40 kilomètres environ au nord ouest de Dohuk, à la frontière turque. Des Kurdes, des Chaldéens, des Arméniens la peuplaient. C’était ma région natale.

Je songeai au Père Campanile, dominicain italien, nommé préfet apostolique pour la Mésopotamie et le Kurdistan en 1809, qui visita et aima Zakho. N’écrivit-il pas :

« De toutes les malheureuses villes du Bahdinan, Zakho est la plus gracieuse et la plus agréable. Elle est située sur une pente douce et forme une île entourée par le Khabour qui, à peu de distance de Zakho, s’unit à quelques ramifications du Hîzil. Elle est au milieu d’une très belle tranchée de collines, toutes revêtues d’herbes vertes, qui forment des perspectives pittoresques et délicieuses. Les petits jardins qui l’environnent la rendent de beaucoup plus joyeuse et riante. Elle est riche et commerçante. Les négociants s’y rendent de presque tout le Kurdistan et la Mésopotamie ; ils y achètent et y vendent de multiples marchandises.
Ses produits sont : les noix de galle, qu’on estime être les meilleures de tous les autres coins du Kurdistan, le riz, la cire, le miel, l’huile, le sésame, le sumac, le raisin sec, les lentilles et beaucoup de fruits. Il y a aussi des mines de sulfate très célèbres. » in : Histoire du Kurdistan.

Deux siècles avaient passé mais Zakho avait conservé son charme et son dynamisme. Dès mon arrivée, j’allai voir le vieux pont de pierres, le célèbre pont Dalal, datant probablement de l’époque romaine. Je me rendis compte qu’il était dans un état pitoyable et qu’il avait besoin d’une rapide restauration. Inquiet, j’entrais en contact avec Kanan Mufti, le directeur des Antiquités du Kurdistan autonome, grâce au téléphone portable, et je l’alertai sur le danger d’un effondrement. Il me promit de prendre des mesures, en vue d’une restauration.

Après quelques jours de repos chez mes parents et amis, je partis visiter à l’improviste le centre culturel et social, situé au centre de la ville, près de l’évêché chaldéen.

Je demandai aussitôt à rencontrer le directeur. Surpris, je vis venir vers moi Amir Goga, un ami d’enfance et de jeunesse, perdu de vue depuis longtemps. Il avait pris de l’âge comme moi, ses cheveux avaient blanchi en partie, mais il avait gardé son entrain, son enthousiasme.
-Je suis heureux de vous voir. Vous êtes revenu au pays, après toutes ces années ?

Il prit place à côté de moi sur le divan. Nous échangeâmes des souvenirs, racontâmes quelques blagues en soureth de la région, puis je fis glisser la conversation.
- Parlez-moi de vos activités culturelles et sociales. J’ai entendu dire grand bien de votre centre depuis mon arrivée à Zakho.

-C’est une véritable entreprise, me répondit Amir Goga. Quatre-vingt-trois employés y travaillent.

Sur le plan social et humanitaire, il y a beaucoup à faire. De nombreuses personnes se présentent chaque jour au dispensaire, sollicitant des aides de toutes sortes. Elles sont soignées gratuitement et reçoivent des médicaments. Le centre offre une allocation mensuelle à 912 familles chrétiennes, émigrées de Mossoul et de Bagdad et à 570 autres familles nécessiteuses de la région.
Sur le plan culturel, le centre publie en kurde et en arabe une revue de bonne qualité intitulée Hîzil. Les auteurs, les artistes de la province de Zakho peuvent ainsi promouvoir leur patrimoine.


Sanate

Le directeur se leva et prit sur son bureau le premier numéro de la revue. Je l’ouvris et ô surprise, j’aperçus au dos de la couverture une photo ancienne de mon village natal, Sanate. Quelle émotion !
-Mille mercis, pour Sanate et ses fils, lançai-je avec un sourire.

Amir Goga reprit le fil de la conversation :

– Toujours dans ce domaine culturel, une petite équipe est chargée d’animer une radio, qui diffuse ses émissions en langue syriaque, kurde, arabe et arménienne, de huit heures et demie du matin à vingt et une heures trente. Les auditeurs peuvent écouter des informations, de la musique, des chansons. Une autre équipe s’occupe de l’initiation des jeunes à l’informatique, de leur formation. Elle dispose à Zakho et dans la région de 5 centres équipés d’ordinateurs, offrant l’accès à l’Internet.

Puis Amir Goga me parla, avec beaucoup de verve et de sensibilité, d’un projet qui lui tenait à cœur : la reconstruction des villages chrétiens détruits et rasés par l’ancien régime baassiste de l’Irak, comme Peshkhabour, Deraboun, Bajida, Karaoula, Charanes, Deschtatar et autres. Bien alimentées en eau, en électricité, 650 maisons avaient déjà été reconstruites, et 250 attendaient la fin des travaux. Huit écoles et onze salles communales ouvraient leurs portes. L’évêché se chargeait de rebâtir les églises.

J’étais impressionné par l’ampleur de la tâche et demandai au directeur s’il n’était pas à l’étroit dans ces murs.
– En effet, me répondit-il, les locaux sont trop exigus maintenant, mais nous sommes sur le point d’acheter un terrain à l’entrée de la ville pour bâtir un plus grand centre, en vue de toutes nos activités culturelles et sociales. Le gouvernement fédéral du Kurdistan, dirigé par le Premier Ministre Nechirvan Barzani, secondé du Ministre de l’Économie, Sarkis Agajan, continue à financer tous nos projets.

Il se faisait tard, je quittai mon ami, le louant pour son dynamisme et son dévouement.

Rentré chez moi à Paris, je réfléchis à tout ce que j’avais vu et l’espoir brilla dans mon cœur.

Je repensai à mes visites à ces différents centres culturels du Kurdistan irakien, aux personnes que j’avais rencontrées, aux entretiens que j’avais pu avoir avec les responsables de la région. J’eus le sentiment d’un début de renaissance de la culture assyro-chaldéenne-syriaque et de la langue syriaque. J’en avais vu les signes.


J’espère qu’un jour, une Université syriaque naîtra, pour la plus grande joie des nouvelles générations. Ai-je le droit de rêver ?

dimanche 13 avril 2008

L’aspect pluriculturel de la société arabo-musulmane

Le cas de l’Irak

La société arabo-musulmane, dès son origine, a été multiculturelle, irriguée par les cultures des divers peuples qui la composaient.

Le cas de l’Irak est révélateur. Dès la création de l’État d’Irak en 1921, ses différents peuples, Arabes, Kurdes, Assyro-Chaldéens et Turkmènes participèrent à la Renaissance, la Nahda ; de même ses différentes communautés religieuses, musulmanes, chrétiennes et juives contribuèrent à donner un élan à cette Nahda. L’exemple des chrétiens fut caractéristique et leur apport très fort.

Voici cinq pionniers de cette Renaissance :

Anastase al-Karmali (1866-1947)

Savant, polyglotte, homme de lettres, il naquit en 1866 à Bagdad d’un père libanais Mikaël Awad et d’une mère irakienne, Myriam Austin Wasmi-Patros. Il entra à l’école des Carmes. Il enseigna la langue arabe, notamment aux membres de la communauté française à Bagdad. En 1886, il se rendit à Beyrouth, compléta sa formation universitaire chez les Pères jésuites, apprit le latin et le grec. Il rencontra au Liban les grands pionniers de la Nahda, Ibrahim, Nassif, al Yazagi, Ahmad Faris Chadiak, Adib Isaac.

Anastase vint encore étudier deux ans en Belgique, et devint carme, près de Liège. En France, il rejoignit les Carmes de Montpellier et passa six autres années à étudier la philosophie, la théologie, la linguistique. En 1893, il fut ordonné prêtre et prit le nom d’Anastase Mari al-Karmali.

Anastase al-Karmali rentra ensuite à Bagdad. Il fut nommé directeur général de l’École des Carmes. Il eut pour mission d’enseigner la langue arabe et la langue française pendant quatre ans. Polyglotte, il connaissait aussi l’anglais, l’arménien, et le persan. Il se donna totalement à la recherche et à l’écriture, fonda la célèbre revue mensuelle intitulée « La langue des Arabes » Lugat al-arab, pour promouvoir la langue et la culture arabes. Autour de lui se forma un véritable cercle d’intellectuels, philosophes, linguistes, écrivains irakiens. La renommée de ces majalis du vendredi devint régionale et internationale, touchant les pays arabes L’on y traitait la langue, la littérature et la philosophie arabes et l’on mettait par écrit les débats, en vue d’une publication.

En 1911, Anastase al-Karmali fut élu membre du conseil des orientalistes allemands. En 1920, il devint membre de l’Académie arabe à Damas. Il conseilla le ministre de l’Éducation de l’Enseignement supérieur pour les programmes et les traductions. Il fut encore élu membre de l’Académie scientifique de Bagdad.

Parmi ses écrits, signalons le premier ouvrage en 1911, L’histoire de Bagdad, depuis sa fondation jusqu’en 1495. Indiquons un autre ouvrage, L’histoire de la Mésopotamie en deux volumes et des centaines d’articles dans toutes les revues et tous les magazines de l’époque. Son ouvrage le plus célèbre est le dictionnaire de la langue arabe Al-Musaïd. Il mourut à Bagdad en 1947, et son corps repose encore aujourd’hui dans le couvent des Pères carmes.


Raphaël Batti (1901-1956).

Il naquit à Mossoul en 1901. Il fit ses études chez les Pères dominicains de la ville et en 1914, enseigna à l’école privée des Syriaques orthodoxes. Il approfondit alors la langue syriaque. Puis il partit à Bagdad, entra à l’Éducation nationale et écrivit un premier ouvrage, « La littérature contemporaine », en deux volumes. Raphaël s’orienta ensuite vers l’activité politique, adhéra au parti national démocratique irakien, dirigé par le célèbre Kamil al-Jaderji. Il fut élu parlementaire en 1935. Son mandat fut renouvelé six fois. En 1950, il fut nommé vice-directeur du Ministère de l’Intérieur. En 1953, il devint ministre dans le gouvernement de Fadel al-Gamali. Il mourut le 10 avril 1956 d’une crise cardiaque.

Raphaël Batti est le fondateur, en 1929, du célèbre journal « Al-Bilad » (Le pays). Écrivain prolifique, haut fonctionnaire, pionnier, il donna ses lettres de noblesse au journalisme. Il créa quatre autres journaux, Saout al-Iraq, « La voix de l’Irak », en 1930 ; le journal « Al-Jihad » ; « Al Khabar », en 1931, et enfin « Al-Rabï ‘ ».

Son fils, Faïq Batti, un célèbre auteur et journaliste, publia une encyclopédie des journaux irakiens depuis la création de l’État irakien.

Myriam Narmi (1890-1966)

Elle fonda le premier journal féminin en Irak, intitulé Fatat al-Arab, « La jeune fille arabe ». Elle était chaldéenne, originaire de la ville de Tell-Kaif. Elle fréquenta beaucoup les salons littéraires, les Majalis du vendredi du père Al Karmali. Elle commença à publier plusieurs articles dans la revue Lugat al-arab. Myriam voulut libérer la femme de l’ignorance, de l’obscurantisme, et des traditions archaïques grâce à l’éducation et au savoir, et lui permettre de jouer son rôle dans la société. Elle mit sa plume au service de cette noble cause.

Yousif Qelayta ( ?-1955)

Ce célèbre Assyrien naquit dans le village Mar Bicho, près de la frontière turco iranienne. Il fit ses études à l’école protestante d’Urmia. Il alla s’installer, dès 1920, à Mossoul, capitale de ce villayet. Rapidement, il créa une imprimerie en langues syriaque et arabe et commença à publier un nombre important de textes syriaques, comme les ouvrages d’Abdischo de Nisibe (Le paradis d’Eden), des textes de Narsaï et de Bar Hébraeus.

Yousif Qelayta fonda, dès 1921, l’École assyrienne de Mossoul, ouverte aux jeunes hommes comme aux jeunes femmes. L’enseignement était donné en langue syriaque, en anglais et en arabe. L’école devint un foyer culturel pour la formation d’élèves ouverts à la modernité, appelés à jouer un rôle important dans le futur État d’Irak.

Gorgis Awad (1908-1992)

Auteur fécond, bibliographe, il fut porté dès sa jeunesse vers l’amour du livre. Ce nouvel Ibn Nadim enrichit de précieuses acquisitions (15 000 ouvrages et manuscrits) sa bibliothèque.

Il naquit à Mossoul en 1908, dans une famille syriaque orthodoxe. Son père était Hanna al-Awad, un fabricant de luths. Il étudia à Bagdad, devint instituteur et travailla dix ans. Il fut ensuite muté à la Direction des Antiquités irakiennes et rapidement, fut nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Dotée de 804 volumes, il l’enrichit de 60 000 titres. Il rencontra en 1935 Anastase al-Karmali, et devint son fidèle adepte, son élève, son fils spirituel pour la culture.

Gorgis commença à faire paraître des articles dans la revue Al Mktaba. Il écrivit plus de 410 articles, commentaires, études et ouvrages. Dans le domaine des livres, il publia 60 ouvrages, dont le célèbre « Un monument antique en Irak., le couvent de Rabban Hormuz », en 1934. Il corrigea et édita une dizaine de manuscrits musulmans classiques publiés en Occident au XIXeme siècle. Il passa 60 ans de sa vie à travailler ainsi, avec un esprit de rigueur et de précision, donnant les références. Son frère Michael Awad (1912-1995), un autre érudit, le soutint.

Il y a quelques années, un professeur irakien, Atya, son ancien élève, réunit les ouvrages de Gorgis Awad en six volumes et les publia à Beyrouth, en signe de reconnaissance.

Il y eut d’autres chrétiens qui s’adonnèrent à faire connaître et développer les sciences arabes. Ils furent à l’origine de la Nahda, la Renaissance arabe en Irak, qui eut une répercussion dans l’ensemble des pays arabes. Ils s’illustrèrent dans les domaines de la peinture, poésie, musique, du théâtre, du cinéma.

jeudi 5 août 2004

Le Destin des Assyro-Chaldéens




Les Assyro-Chaldéens au dix-neuvième siècle



Le cadre historique et politique

Au dix-neuvième siècle, les Assyro-Chaldéens, pauvres, modestes, vivaient au sein de l’Empire ottoman, soumis au sultan de Constantinople.

En 1839, le sultan Abdul-Medjid I, qui devait régner jusqu’en 1861, promulgua une charte impériale, le Hatt-i-Chérîf, qui ouvrait une ère de réformes administratives, financières, judiciaires, le Tanzimat. Tous les sujets de l’empire devenaient égaux, sans distinction de nationalité ou de religion. Les choses bougèrent peu dans les montagnes du Nord. Au sein de la masse kurde, les populations chrétiennes, « nestoriennes », étaient réparties en sept tribus indépendantes, les achiret. À côté des gens de ces tribus qui payaient peu ou pas d’impôts au sultan de Constantinople, vivaient les raya, populations soumises aux chefs turcs ou kurdes. Elles étaient parfois astreintes à des travaux pénibles, écrasées de redevances, réduites au servage.

Sur le plan politique, les Assyro-Chaldéens n’eurent pas le droit d’avoir des partis politiques. Pas d’écoles publiques, d’universités, régnait l’ignorance.

Signalons le rôle ambigu joué par les États occidentaux, qui créèrent comme des fiefs pour protéger les chrétiens de l’Orient, mais ils ne protégèrent rien. Ils obtinrent des droits de capitation.



Les églises jacobites et nestoriennes divisées en deux

L’union de l’église jacobite avec Rome devint définitive en 1783, grâce à l’élection de Michel Garoué. Ainsi fut créée l’église syrienne catholique qui prit une forme définitive au XIXème siècle.

L’église jacobite orthodoxe persista, car un évêque refusa de s’unir à Rome.

Le patriarche chaldéen de Babylone, Jean Hormez se rallia à Rome en 1830, créant ainsi la branche de l’église chaldéenne d’aujourd’hui.


Les Syriaques convoités par divers missionnaires

Les dominicains oeuvrèrent en Mésopotamie et à Mossoul dès 1750, deux frères prêcheurs arrivèrent à Mossoul, en 1759, les dominicains créèrent la maison d’Amadia en 1840 ; la mission repartit, et à la fin du siècle, il y avait six maisons de missionnaires, à Mossoul, Mar Yacoub, Amadia, Van, Séert, Djézireh.

Les lazaristes travaillèrent en perse, dès 1840, et ouvrirent une maison dans le village de Khosrawa, district de Salamas, puis à Ourmiah en 1870. Le catholicisme rayonna dans une soixantaine de villages.

Les orthodoxes russes prirent contact avec les Assyriens d’’Azerbaidjan et d’Hakkâri en 1859. Une mission fut installée à Ourmiah et se développa, surtout à partir de 1898 et rencontra un vif succès. L’évêque nestorien se convertit à l’orthodoxie en 1898, suivi par des milliers d’adeptes.

Les anglicans : les premiers contacts furent pris en 1835. De 1842 le docteur Percy G. Badger arriva à Kotchanès pour aider le patriarche nestorien. En 1881, la mission s’établit au Hakkâri. Plus tard, ils créèrent des écoles, comme à Ourmiah.

Les protestants américains arrivèrent en 1834, ils fondèrent une mission à Ourmiah. En 1855, on vit les premiers Assyro-Chaldéens protestants. La mission se développa dés 1870 grâce aux presbytériens. Ils fondèrent une centaine d’écoles, imprimèrent des livres, formèrent des pasteurs. Ils publièrent un journal, Zahrira d’Bara (rayon de lumière)


Exactions et massacres


Les Assyro-Chaldéens subirent des exactions, des massacres, en 1826, en 1843, en 1895.

Mohammed Pacha, de Soran, dit Mîr Kôr, le prince borgne, régna en 1826, proclama son indépendance par rapport à l’Empire ottoman. Il voulut conquérir le Kurdistan, s’empara de la région, des plaines de Mossoul, des contrées d’Akra, d’Amadia.

Le 15 mars 1832, le dur sultan lança un raid, ravagea le village d’Alqoche où 367 personnes furent tuées, il alla jusqu’au monastère de Rabban Hormuz, brûla le couvent. Gabriel Dambo, et deux moines périrent. Les villages de Tell-Kaif, Tell-Esqof, furent aussi ravagés.

La peste sévit à Alqoche en 1828, il y eut 700 morts.

En 1833, Mohammed Pacha revint dans la région d’Akra et d’Amadia, il fit passer les villages chrétiens d’Erbil et Aînkawa par bien des vicissitudes.

Fin mai 1833, son armée avait établi son autorité sur l’ensemble du Kurdistan situé au nord de l’Irak jusqu’à Djézira ibn ‘Omar. Le pacha borgne conquit le Kurdistan iranien, ravagea encore le Tour ‘Abdin, mais il dut se rendre aux autorités turques. Il fut assassiné à Trébizonde par les hommes du sultan en 1837.

En 1843-1847, Béder Khan, l’émir kurde, fanatique du Bothan, envahit le territoire des Tiyari, massacra plus de 10 000 habitants, réduisit en esclavage un grand nombre de femmes et d’enfants, incendia leurs villages. L’émir franchit plus tard les monts Tiyari, marcha sur le district du Tkhoma, et y organisa un carnage général.

Le mouvement arménien, qui se développa à partir de 1890, provoqua l’hostilité des musulmans. La rébellion de Sassoun, mal préparée, se solda par d’affreux massacres. En 1895-96, dans le vilayet de Bitlis, au sud de Sassoun, à Diyarbakir, il y eut trois jours de tueries, le 1, 2 3 novembre 1895. Des Syriaques, en bon nombre, furent tués.

A Urfa, l’année suivante périrent 6000 personnes.

Des villages syriaques furent dévastés dans la région de Tour’Abdin.



Les Assyro-Chaldéens au début du vingtième siècle


Le premier novembre 1914, la Turquie s’engagea dans la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Elle était décidée à combattre l’Entente franco-anglaise et ses alliés.

Les Assyro-Chaldéens vivaient dans l’Empire ottoman, et plus particulièrement dans le vilayet de Diyarbakir, dans le vilayet de Mossoul, dans le Sandjak de Hakkâri qui dépendait du vilayet de Van.

Les Kurdes étaient établis dans les mêmes régions.

Les Assyro-Chaldéens (nestoriens) du Hakkâri se laissèrent séduire par les vagues promesses des Alliés, ils quittèrent leurs villages pour prendre part au conflit mondial en mai 1915.


Les Assyro-Chaldéens des vilayets orientaux :

de Diyarbakir, Bitlis, Van, Harpout :

Les Ottomans occupèrent Ourmia en janvier 1915. Par la suite, mille Assyro-Chaldéens furent assassinés dans la plaine environnante, leurs villages pillés. La ville ne fut libérée que le 24 mai par les Russes.

Ces derniers avaient chassé les Turcs de Van cinq jours auparavant. Djeudet Bey, gouverneur militaire de Van, contraint par les Russes de quitter la ville, s’enfuit vers Séert, au sud, et pénétra dans la cité avec 8000 soldats. Il ordonna le massacre des nombreux chrétiens.

L’archevêque chaldéen Addai Scher, grand savant, orientaliste, avait pour ami Osman, l’agha de Tanzé, un village situé à quelques heures de Séert. C’était le chef de la tribu « Hadidé » et des « Atamissa ». Osman suggéra à l’archevêque de se déguiser en Kurde et de fuir, sous la conduite de quelques-uns de ses hommes. Addai Scher se cacha plusieurs jours chez le chef kurde. Les gendarmes turcs se lancèrent à sa poursuite, mirent le feu à la maison d’Osman, menaçant de le faire passer de vie à trépas, lui et les siens. Celui-ci s’enfuit avec sa famille. Les gendarmes découvrirent l’archevêque dans sa planque et le tuèrent, le 15 juin 1915.

En juillet, plus de mille femmes et enfants furent déportés. Les villages alentour connurent un sort dramatique.

Du printemps à l’automne 1915, les troupes ottomanes, soutenues par les soldats du gouverneur de Mossoul, pourchassèrent les tribus assyriennes du Hakkâri, qui fuirent à travers vallées et montagnes.

Les Assyro-Chaldéens et les Syriaques occidentaux du vilayet de Diyarbakir connurent les déportations ou l’horreur des massacres.

À Diyarbakir, dès août 1914, 1687 boutiques de chrétiens furent pillées, brûlées. Le 6 septembre, la ville entière fut assaillie par des soldats ottomans et des régiments hamidiés. Des chrétiens furent arrêtés, affectés à la construction des routes puis massacrés par les gendarmes turcs.

Dès le 16 avril 1915, l’on arrêta les notables arméniens, puis les Syriaques orthodoxes, les Syriens catholiques et les Chaldéens. Certains furent brûlés vifs. Il y eut des tentatives de conversions forcées à l’islam. Couvents, églises, biens des chrétiens furent confisqués.

Dans le vilayet de Diyarbakir, il y eut d’après le père Rhétoré, un dominicain français, témoin des événements, 144 185 tués, disparus, et parmi eux, 10 010 Chaldéens. Selon un autre témoin dominicain, le père Simon, 157 200 chrétiens perdirent la vie.

La répression s’étendit sur les chrétiens de Mardin. Au début mai, des notables furent mis à mort à la sortie de la ville. Quelques jours plus tard, des chrétiens de toutes confessions furent arrêtés. Les villages chrétiens des environs de Mardin furent aussi attaqués, pillés par des troupes de soldats et de Kurdes.

Dans le sandjak de Mardin, l’on compta 74 675 tués et disparus, et 6800 Chaldéens catholiques.

Le Tour’Abdin eut sa part de massacres. Il fut mis à mal au début de l’été 1915 puis dans le cours de l’année 1917.

Dans la ville de Djézireh, en mai 1915, on arrêta aussi les notables. L’évêque syrien catholique, celui des chaldéens, Mar Yacoub avec ses prêtres, furent mis en prison, puis supprimés, hors de la ville. Les femmes furent déshonorées et vendues comme esclaves. Deux cent cinquante Chaldéens et cent Syriaques périrent. Dans les environs, des villages jacobites et 15 villages chaldéens furent anéantis.

À Nisibe, dés le 14 juin 1915, le quartier chrétien fut attaqué par les troupes, les hommes massacrés. Le 28, les femmes périrent dans l’église Saint-Jacques. Plus de mille chrétiens furent abattus et des villages détruits.

Au printemps 1915, des convois de déportés composés de femmes, d’enfants, de vieillards, arrivèrent à Urfa, les hommes ayant été massacrés. Selon le même scénario, des notables de la ville furent arrêtés, jetés en prison, roués de coups, leurs maisons perquisitionnées. Lors de la révolte arménienne d’un quartier, vingt-mille personnes périrent.

Il est vrai aussi que dans le Bohtan, des Kurdes, musulmans, tentèrent avec courage de sauver leurs voisins chrétiens, menacés par des soldats turcs.


Les Assyro-Chaldéens et les Syriaques occidentaux du vilayet de Mossoul

Heureusement, le vilayet de Mossoul fut relativement épargné, grâce à l’intervention du patriarche chaldéen Joseph Emmanuel II Thomas (1900-1947) auprès du vali Heyder Pacha qui ne soutenait pas vraiment le mouvement anti-chrétien. La plupart des aghas kurdes de cette province refusèrent de supprimer les hommes et de piller les maisons.


La fin de la guerre

Les Assyriens constituèrent en 1916 une armée de vingt-cinq mille soldats qui s’illustrèrent aux côtés des Russes, sur le front du Caucase.

En 1917, après la révolution bolchevique, comme les Assyriens se sentaient abandonnés, ils rejoignirent les lignes britanniques. Quelques-uns s’engagèrent comme auxiliaires dans les bataillons sous, pour aider les Anglais sur le front, en Perse.

De février à juillet 1918, à Ourmia et à Salmas, il y eut des émeutes, des massacres. Les Assyriens connurent un exode tragique. Ils furent poursuivis, harcelés par les soldats turcs et les irréguliers kurdes, décimés par les maladies, typhus, choléra, variole. Cinquante mille d’entre eux trouvèrent la mort sur les routes brûlées de soleil. Cinquante mille parvinrent à Hamadan, à 480 kilomètres. Les Anglais les dirigèrent vers le camp de Bakouba, au nord de Bagdad.


Les Assyro-Chaldéens sous le Mandat britannique


Les Anglais avaient ôté aux Ottomans les vilayets de Bassora et de Bagdad.

Le 11 mars 1917, le général Stanley Maud s’empara de Bagdad et le 10 octobre 1918, le général Marshall entra dans Mossoul, et prit le contrôle de la ville.

Le 25 avril 1920, la conférence de San Remo donna à la Grande-Bretagne les mandats sur la Palestine, la Transjordanie et l’Irak. Le vilayet de Mossoul était sous influence française depuis les accords conclus en mai 1916 par Sykes, ministre britannique des Affaires étrangères et Picot, diplomate français. Il devait rester dans les frontières de l’Irak, placé sous domination britannique. La France, en contrepartie, comptait recevoir 25% des droits pétroliers de la région de Mossoul, qui contenait de riches gisements.

Le 10 août 1920, le traité de Sèvres consacra le démembrement de l’Empire ottoman. Il prévoyait la création d’un État kurde indépendant, placé sous le mandat de la Société des Nations. Il accordait aux Assyro-Chaldéens une protection, dans le cadre d’un Kurdistan autonome, sans parler de création d’État.

L’Irak, constitué de deux provinces, Bagdad et Bassora, devint en 1921 un royaume que l’on confia à l ‘émir Fayçal, fils de Hussein le Hachémite, le chérif de la Mecque.

Les événements se précipitèrent. En Turquie, Mustafa Kemal supprima le califat, créa une République laïque, remit en question le Traité de Sèvres.

Le 24 juillet 1923, un nouveau traité, le Traité de Lausanne, reconnut à la Turquie les droits d’une nation libre, des frontières stables. Il était injuste pour les Kurdes, les Arméniens, les Assyro-Chaldéens, simples minorités à protéger, qui n’obtinrent aucune autonomie et s’interrogèrent sur leur avenir.


La question des frontières avec l’Irak n’était pas résolue

Le 16 décembre 1925, la Société des Nations décida que le vilayet de Mossoul serait relié à l’Irak, et les monts du Hakkâri, rattachés à la Turquie. Les Assyriens, qui s’étaient engagés dans la guerre du côté des Alliés, ne pouvaient plus rentrer dans leurs villages. Ils avaient demandé un territoire national. Alliés avaient oublié leur promesse à leur égard.



Festival ASHARIDU, Conférence : 5 -8 -2004 Suède

mardi 13 juillet 2004

Une chronique mésopotamienne


UNE CHRONIQUE MÉSOPOTAMIENNE (1830-1976)

Ephrem-Isa Yousif
Peuples et cultures de l'Orient


L'auteur choisit de relater, dans cette chronique, les années qui courent de 1830 à 1976. Il nous retrace l'histoire des événements politiques, sociaux et religieux qui se produisent en Mésopotamie, une histoire ponctuée de conflits, de coups d'Etat, de joies et de malheurs. Du haut de leur village assyro-chaldéen du nord, Sanate, trois générations de montagnards observent le flux et le reflux de l'histoire: la grand-mère, le père et le fils. Ils rapportent les faits selon leur sensibilité et donnent une vision originale de la vie et du monde.


ISBN : 2-7475-6556-4 • juillet 2004 • 240 pages

mardi 13 avril 2004

L'Irak, berceau de la civilisation

Maoro: En quoi l'Irak est-il considéré comme un pays riche culturellement?


Ephrem Isa Youssif : l'Irak est connu comme le berceau de la civilisation et le territoire irakien d'aujourd'hui couvre une grande partie des terres d'une civilisation antique. C'est aussi le pays des Sumériens, au centre celui des anciens Arcadiens et au nord des anciens Assyriens. Donc c'est là que sont nées les grandes civilisations antiques et pour cette raison, l'Irak est appelé le berceau de la civilisation. Pourquoi ? Car c'est là que plusieurs choses importantes de l'histoire de ce monde ont été inventées : l'écriture, par d'anciens Mésopotamiens, vers 3200 avant l'ère chrétienne, la construction des premières villes de l'humanité, la création des premiers codes dont le code Hammourabi, les grandes bibliothèques comme celle du roi assyrien Assourbanipal au 7ème siècle. C'est là aussi qu'a été réalisée la première réflexion philosophique sur l'homme et son destin et qui est connue aujourd'hui sous le nom de L'épopée Gilgamesh. L'auteur de cette épopée dit: c'est notre terre, notre monde à construire pour vivre au mieux.

Reda: Quelle a été votre enfance, et quand avez-vous quitté l'Irak?

Ephrem Isa Youssif : Je suis originaire d'un village assyro-chaldéen du nord de l'Irak, habité par des chrétiens qui parlent la langue araméenne. Je suis venu en France en 1974 pour faire mes études à la faculté de Nice, j'ai eu mon doctorat et je suis rentré à Bagdad puis revenu en 1981 pour enseigner la philosophie et la langue arabe à Toulouse. Depuis quelques années, je me consacre à l'écriture pour faire connaître le patrimoine et la civilisation de l'Irak antique et aussi de l'Irak d’aujourd’hui. C'est pour cela que j'ai déjà publié sept livres sur cette histoire.

Lora: Etes-vous retourné en Irak depuis la chute de Saddam? Pouvez-vous nous dire la situation des Assyro-Chaldéens dans ce pays ?


Ephrem Isa Youssif : Non, je n'y suis pas retourné, mais je suis informé par les amis et les parents. Je veux attendre que la situation et les esprits se calment, et aussi pour une raison pratique. Je pensais que l'aéroport de Bagdad serait ouvert bientôt et que je pourrais aller visiter le pays. La grande majorité des Assyro-Chaldéens vivent à Bagdad, mais ils sont presque tous originaires du nord. On évalue le nombre des Assyro-Chaldéens aujourd'hui à 800.000 en Irak. Ceux du Kurdistan, où il n'y a pas de troubles, se sentent en sécurité, mais ceux qui vivent à Bagdad et dans les villes du sud comme Bassora ont eu des problèmes. Surtout venant de quelques fanatiques. Plusieurs Assyro-Chaldéens tenaient des boutiques et avaient des licences de vente d'alcool et ils ont été plastiqués par des extrémistes.


Pat: C'est quoi un intellectuel assyro-chaldéen, dans un monde arabo-musulman à feu et à sang?


Ephrem Isa Youssif : Dans ce Proche-Orient, les gens sont victimes de sous-développement économique et culturel, à cause de l'analphabétisme, mais aussi de sous-développement politique, par manque de libertés démocratiques, ce qui crispe la situation. Les intellectuels jouent un grand rôle dans cet Orient multiple et varié, avec ses ethnies, arabe, kurde, assyro-chaldéenne, turkmène, ses langues, et religions diverses, musulmans, chrétiens. Il y a aussi les Yézidis, Kurdes du nord, et les Sabéens, au sud du pays, qu'on appelle les adeptes de Jean-Baptiste et qui vivent dans les marais et à Bagdad. Ainsi, on voit que la Mésopotamie ancienne est une mosaïque de peuples, de langues et de religions, et un intellectuel doit travailler pour que ces gens vivent en bonne intelligence.


Nassif: Quel est aujourd'hui le rapport entre les intellectuels qui sont restés au sein de l’ Irak de Saddam et ceux qui ont comme vous vécu en exil?


Ephrem Isa Youssif : Effectivement, il y a toujours eu des relations entre les intellectuels qui vivaient dans ce pays et ceux qui vivaient en Occident. Une minorité était au service du régime et une majorité était des gens très dévoués à leurs arts : poètes, artistes, cinéastes. Il y a toujours eu un va-et-vient et une entente entre les intellectuels restés en Irak et ceux installés en Occident. Mais ceux qui sont restés dans le pays ont un grand mérite, car ils ont continué à créer des œuvres d’art contemporaines, malgré l’embargo.

Reza: Quel est le poids démographique, politique et économique de votre communauté, on en parle très peu?


Ephrem Isa Youssif : La couche ancienne de la population irakienne est le peuple assyro-chaldéen, descendant, héritier des anciens Mésopotamiens. Ces gens travaillent dans deux domaines: économique, commercial, la plupart ont des restaurants, des hôtels, ils ont été des pionniers, mais ils travaillent aussi dans l'administration. Depuis la création de l'Etat irakien en 1921, ils ont participé à la vie administrative du pays. Dans le secteur libéral, les ingénieurs, les médecins assyro-chaldéens ont une présence très forte en Irak et leur poids culturel est énorme, comme celui des professeurs, chercheurs, historiens, archéologues. Mais malheureusement on n'en parle pas en Occident.


Pat: Quels sont les domaines culturels où l'Irak s'affiche comme un des pays arabes les plus créatifs?


Ephrem Isa Youssif : Il y a un domaine où les Irakiens ont été les pionniers, ce n'est pas pour les vanter, c'est une réalité, je parle de la poésie, parce que les Irakiens ont été les premiers à créer et développer la poésie moderne arabe. Citons, plus particulièrement, des noms comme Sayyab, Bayati et Nazek el Malaika. Ce sont les pionniers qui ont créé cette école avec des poèmes de très haut niveau, pleins de réflexions, de philosophie, de sensibilité, d’émotion. C'était dans les années 50 et 60.

Puis, il y a eu une deuxième vague de poètes de très haut niveau, avec Sorgon Boulus, Fadel Azaoui, Saadi Youcef, Fayçal Jassem. Seule une petite partie de ces artistes est mentionnée ici. Mais hélas, en français, peu d'ouvrages sont traduits. D’autres noms ont brillé, en poésie, en calligraphie, dans les arts plastiques.

Chat sur le site Libération, 2004.

dimanche 24 janvier 1999

Sanate


Je suis d’origine irakienne. Mes racines sont dans un village du nord de l’Irak, Sanate, village chrétien dans le Bahdinan tout près de la frontière turque. J’appartiens à une famille chrétienne, membre d’une minorité nationale et ethnique, les Assyro-Chaldéens. Ce peuple vit en Irak depuis l’aube de l’histoire. Au IIIe siècle, des textes en syriaque attestent de leur présence dans cette province.

Mes parents en1968
Né à Sanate en 1944, j’y ai fait mes premières études, comme mon père. En effet, lorsque la frontière entre la Turquie et l’Irak fut fixée en 1926, un an après le rattachement du vilayet de Mossoul à l’Irak, le village se trouva du côté irakien, mais à moins de sept kilomètres de la frontière. Ma famille avait d’ailleurs des lopins de terre du côté turc. Or, la première chose que fit le gouvernement irakien fut la création d’une école primaire en 1926 à Sanate. C’était évidemment une école où l’enseignement se faisait en arabe, langue que peu de gens parlaient alors. Ma langue maternelle est le soureth[1] . Le kurde nous était connu à cause de notre environnement et nous le parlions couramment. A l’école, je me suis mis à l’arabe. Les professeurs étaient chrétiens pour la plupart, originaires de Mossoul, des Assyro-Chaldéens arabisés. J’ai ainsi fait toutes mes études primaires dans mon village.

Sanate est un beau village de 150 familles à 1900 mètres d’altitude, situé à égale distance de deux monastères, Mar Atqayn, où se trouve le tombeau de Mar Yûsef Hazzâya, grand mystique syriaque du VIIIe siècle, et un autre monastère appelé Mar Sawr ’Ishô.

Mon père était surtout un caravanier et, avec quinze autres caravaniers, il importait depuis Zâkho, à neuf heures de marche de Sanate, tout ce qui était utile aux gens de la région. Il fournissait ainsi les villages chrétiens comme les villages musulmans kurdes, que ce soit du côté irakien ou du côté turc. A l’époque, la frontière était perméable et le passage se faisait sans difficultés. Le village de ma mère s’était retrouvé du côté turc (Un village appelé Harbol, dont les Turcs ont depuis turquifié le nom). J’avais donc, par le hasard du tracé de la frontière, un grand-père irakien et un grand-père turc. Mais ceci ne posa pas de problème pour obtenir la nationalité irakienne.

La province de Mossoul était une ex-province ottomane, il était facile de devenir irakien. Il faut dire que les villageois chrétiens, pour la plupart, étaient soulagés d’échapper à la Turquie. Les souvenirs des massacres contre les Arméniens et les Assyro-Chaldéens les hantaient tous. C’est pourquoi la plupart des chrétiens optèrent pour l’Irak. La présence des Anglais en Irak et du mandat, les rassuraient aussi. Beaucoup d’Assyro-Chaldéens choisirent ainsi de migrer un peu plus au sud pour être en Irak. Ce fut le cas des habitants de Bellôn qui choisirent de venir en Irak : le patriarche chaldéen actuel, Bidawî, est originaire de ce village.

A cette époque, les troubles au Kurdistan étaient situés plus au sud, dans la région de Sulaymâniyye contrôlée par le cheik Mahmûd, et nous avions une impression de sécurité relative au Bahdinan. [2] L’école primaire de Sanate a donné des dizaines de fonctionnaires, d’instituteurs et de journalistes à l’Etat irakien. En revanche à Harbol, le village de ma mère qui est resté du côté turc, il n’y a pas eu d’école avant 1980. Ma mère était analphabète et ne parlait pas arabe. Bref, Sanate avait son école, son église et sa gendarmerie.

En 1956, dès la fin de mes études primaires à Sanate, mon père m’a envoyé à Mossoul dans une école secondaire chrétienne dirigée par les Dominicains. Il s’agissait d’une mission française où les cours étaient donnés en arabe et en français. De Sanate à Mossoul, il fallait quatre jours de marche. A douze ans, je voyais pour la première fois la grande ville, ce qui fut un choc pour moi : mes premières voitures et des femmes en vêtements modernes, l’électricité et un confort qui m’époustouflait. Moi qui pensais que le monde entier parlait soureth, je découvrais un autre monde. Mais ce fut aussi un rapport exalté avec ma culture d’origine : près de Mossoul se dressait la capitale de l’antique Assyrie, Ninive, et les programmes d’histoire arabe et antique à l’école me confirmaient la continuité de cette culture depuis la période antique jusqu’à aujourd’hui. Je suis resté à cette école de Mossoul jusqu’à 23 ans.

Ma communauté, celle des Assyro-Chaldéens, se répartit entre nestoriens, les « Assyriens », et catholiques qui se nomment « Chaldéens ».

A l’époque ottomane, pour les Chaldéens, les Assyriens étaient des montagnards, rustiques mais courageux. Alors que nous, les Chaldéens, étions des Râya-s [3], eux, les Assyriens, avec leurs ‘Ashîra –s et leurs Mellek-s [4] , avaient des chefs reconnus. Par ailleurs, le millet chaldéen ne date que la fin de l’empire ottoman. [5] Le véritable rattachement à Rome de l’Eglise chaldéenne ne remonte, en effet, qu’à 1832. Les mariages entre Assyriens et Chaldéens étaient parfois difficiles.

En 1962, la guerre reprit au Kurdistan, mais cette fois-ci notre région était directement concernée. Bârzanî avait pris la suite de cheik Mahmûd dans la direction du mouvement kurde.

Les Assyro-Chaldéens soutenaient, pour une partie d’entre eux, Bâzanî et, pour une autre, dans les villes, le gouvernement. Les gens des villages étaient peu politisés et désiraient avant tout la sécurité. A partir de la révolte de Bârzanî, Sanate devint célèbre. De 1961 à 1975, en effet, les peshmergas y regroupèrent leurs prisonniers. C’est notre école qui servit de centre de détention. Les soldats et les gradés irakiens étaient reconnaissants aux habitants de Sanate pour le bon traitement qui leur était réservé. Il faut rappeler que dans la guerre entre Bârzanî et le gouvernement irakien, Bârzanî a véritablement protégé les Assyro-Chaldéens des exactions kurdes. Les Assyro-Chaldéens, eux, ne voulaient qu’une chose : la paix. Parce que c’était une région de petites propriétés, il n’y avait pas chez nous de problèmes sociaux comme dans le sud de l’Irak. En revanche, une émigration régulière vers les villes de Zâkho et Mossoul accueillait ceux qui, du fait de leur nombre, ne pouvaient vivre de la terre. Mais ces départs du village étaient le fait de la nécessité. On ne quittait pas Sanate de son plein gré et avec joie. On se souvient que le roi Ghâzi, qui avait visité Sanate, avait trouvé le site exceptionnel. Il voulut s’y faire construire un palais, peu avant de trouver la mort dans un accident de voiture en 1939.

En 1974, je dus venir en France pour des raisons de santé. Alors que je poursuivais mes études à Nice, des nouvelles alarmantes arrivèrent du pays. Je reçus des lettres bouleversantes de mes parents : le gouvernement irakien déplaçait les villages plus au sud pour créer une ceinture de sécurité le long de la frontière avec la Turquie. Sanate était dans la zone concernée. Mon village fut vidé en 1976. Les habitants partirent sans grande indemnisation pour Zâkho, puis pour Bagdad. Ce fut le cas de ma famille qui s’installa à ‘Aqd al-Nasâra, le quartier chrétien du centre de la capitale. Puis mes parents se firent construire une maison dans la banlieue de Dôra.

Après 1976, et l’établissement de la ceinture de sécurité, l’exode des habitants de Sanate prit de l‘ampleur. Beaucoup partirent pour Bagdad où, après avoir vécu dans les montagnes, ils s’étiolèrent dans les quartiers surpeuplés de la capitale. Depuis 1980, ils émigrent en masse vers l’étranger pour les Etats-Unis, le Canada, le Brésil et l’Australie. Plus de cent familles ont ainsi quitté la ville pour rejoindre la diaspora assyro-chaldéenne à travers le monde. Le caractère épique de l’histoire récente de mon village explique le succès de mon livre sur Sanate en 1993.

Depuis la première guerre du Golfe, je ne suis jamais retourné en Irak, car je n’accepterai jamais une politique qui vise au morcellement de l’Irak. Que les Kurdes aient leur autonomie, c’est leur droit. Mais pour moi, l’Irak avait trouvé depuis les Babyloniens, les Assyriens, et plus tard les ‘Abbassides, son territoire et son histoire. L’Etat irakien moderne est l’héritier de l’ancienne Mésopotamie. Cette diversité de peuples lui a donné sa richesse. Aujourd’hui ce qui se passe est un projet déguisé de division de l’Irak et de mise à mort définitive de ce que fut la Mésopotamie. Les Arabes et les Kurdes sont nos amis, mais ils n’ont pas le droit de couper en deux ce pays historique uni par la culture, l’histoire et la géographie. Cette unité est inscrite par ses deux fleuves qui, venant des montagnes, se déversent dans la plaine. Les Irakiens sont, du nord au sud, tous unis par cette antique culture. Pour ma part, j’espère que Arabes, les Kurdes et les autres, sauront se montrer dignes de cet héritage et qu’ils auront la sagesse de préserver notre identité mésopotamienne. Aujourd’hui, on utilise souvent le mot Kurdistâni [6] Je n’étais pas en Irak quand on a inventé ce mot. Mais je me demande quel en est le sens. J’ai l’impression que certains Kurdes voudraient faire de nous des Kurdes chrétiens, de même que certains Arabes préfèrent nous considérer comme des Arabes chrétiens. En 1972, le syriaque, avait été reconnu comme langue, avec le droit d’enseigner et d’organiser des associations pour le défendre. Mais l’échec de l’expérience de l’autonomie kurde, avec le retour de la guerre, n’a pas permis que cette reconnaissance se développe.

Il y a toujours aujourd’hui des villes de 10 à 15 000 habitants qui sont entièrement assyro-chaldéennes et où le soureth est la langue quotidienne : ‘Ankawa , Tell Kayf, Bartellî, Karaqôsh, Al-Qôsh. ’Ankawa est aujourd’hui située dans la zone dominée par Bârzanî et le PDK, tandis que les autres villes, à proximité de Mossoul, sont restées dans la zone arabe sous contrôle du gouvernement irakien. Mais, dans la guerre civile entre Kurdes, et dans le conflit qui a opposé Bârzanî à Tâlabâni depuis 1993, les Assyro-Chaldéens sont restés neutres et leurs milices, notamment celle du Mouvement démocratique assyrien, ont même aidé à séparer les belligérants notamment à Dehôk.

On ne demande jamais aux intellectuels irakiens ce qu’ils pensent de l’embargo.

L’embargo est une honte. Il m’a révolté dès le début. Qui a donné le droit aux Américains et à leurs alliés d’affamer un peuple et de détruire un Etat ? Le maintien de l’embargo est aujourd’hui la menace la plus grande pour le peuple irakien. Il engendre la misère, l’analphabétisme et l’ignorance, pour un pays qui avait misé dans son histoire sur le savoir et sur l’école et il vise à la régression de l’Irak. Dans mon prochain livre, L’Epopée du Tigre et de l’Euphrate, je témoigne que notre pays a été le berceau de l’écriture, des civilisations et le pays le plus inventif de l’histoire, alors qu’aujourd’hui, c’est un pays que des cow-boys tentent de détruire. Les Etats-Unis sont responsables de la régression de l’Irak. Car l’ignorance et l’analphabétisme engendrent à leur tour le fanatisme et l’extrémisme.

Dans nos villages des montagnes on ne connaissait que la différence entre sunnites et chiites. Pour nous, les Kurdes étant sunnites, nous nous imaginions que tous les musulmans étaient sunnites. J’ai visité Sâmarrâ après 1980, et j’ai été littéralement subjugué par la beauté de la mosquée Al-Hâdî, qui renferme les tombeaux d’al-Hâdî et de Hasan ‘Askari. J’ai rarement été frappé par une aussi parfaite unité de l’architecture et du temporel.

***

[1] Forme dialectale orientale du syriaque, le sourteth

[2] L’épicentre du mouvement kurde en Irak s’est déplacé du sud-dans la région de Sulaymâniyye, dont cheik Mahmûd Barzinjî dirigea les révoltes depuis la fin des années 1910 jusque dans les années 1930-, vers le nord, région dominée par les Bârzanîs , où se trouve le Badinan et la majorité des chrétiens.

[3] Râya, les « soumis », ceux qui paient l’impôt, c’est-à-dire les non-musulmans. Au Kurdistan, le mot s’oppose à ‘ashîra, ceux qui ont le droit de porter les armes, les « hommes libres » ; il était utilisé pour la paysannerie détribalisée soumise non seulement à l’impôt de l’Etat, mais aussi à celui de l’agha local, le plus souvent musulman kurde.

[4] Les Assyriens des montagnes étaient, à l’instar de leurs voisins kurdes, organisés socialement en clans, les ‘Ashîra-s, dirigés par des chefs de guerre, les Mellek-s , l’équivalent des Agha-s kurdes. Rappelons que le système ottoman ne reconnaissait que les confessions religieuses (les millet-s) et se refusait à reconnaître les ethnies. L’autonomie des ‘Ashîra-s était une façon inavouée, sous couvert d’une reconnaissance tribale, de reconnaître une autre identité, qui n’était pas seulement confessionnelle. Les nestoriens ont bénéficié de cette reconnaissance dès le début de la domination ottomane.

[5] Millet désignait à l’époque ottomane les communautés religieuses de l’empire auxquelles était reconnue une certaine autonomie dans l’administration et les affaires internes. Les Assyriens ont été les premiers à bénéficier de leur millet, ce qui renforçait encore leur image d’hommes libres aux yeux des râya-s chaldéens. Le millet chaldéen date de la moitié du XIX e siècle.

[6] Kurdistânî : la politique kurde moderne est responsable du néologisme kurdistânî. Ce mot fait référence à un territoire, le Kurdistan, avec toutes ses communautés (kurdes, arabes, turkmènes, syriaques, chrétiennes, yézîdîes et autres). Kurdî désigne les Kurdes en tant qu’ethnie.


Monde arabe Maghreb-Machrek. N° 163 - Janv.-mars 1999 : Entretien réalisé par Pierre-Jean Luizard, 24 janvier 1999

samedi 13 avril 1996

Retour à Sanate



Ma jeunesse court toujours dans les montagnes de Sanate.

J'aime venir à sa rencontre. Plus je me presse, plus elle s'éloigne de moi, marchant toujours à petits pas égaux, et je ne peux la rattraper. Parfois, elle se retourne, me regarde, les yeux brillant d'un feu accompli ; puis repart. La poursuite m'exalte, me grise de bonheur, me décourage parfois...

Je n'oublierai pas ce samedi de 1959 où je rentrai à Sanate après trois ans d’études et retrouvai, avec insouciance, mon petit royaume. Mes amis Chlemoun et Rouel, deux garçons délurés, y étaient aussi rois. D'emblée ils m'annoncèrent la grande nouvelle :

— Icho, il y a beaucoup de perdreaux cette année dans la montagne !

— Formidable, leur répondis-je, nous les capturerons !

Je me levais au point du jour et je partais le coeur léger battre les sentiers embaumés qui se frottaient aux jambes des chênes. Chlemoun m'accompagnait. De mes mains malhabiles, je fouillais les tempes bouclées des buissons, et les creux du sol. Je tombais parfois sur un nid. La mère perdrix, au plumage d'une beau rouge cendré barré de noir sur les flancs, sautait en boule ou s'envolait, affolée, en criant :

— Cacabo, cacabo !

Je prenais deux ou trois de ses petits et les enfermais dans la cage que j'avais apportée. Quand ils étaient trop grands, les oiselets s'échappaient et Chlemoun, agile et vif, courait derrière eux en riant. De retour à la maison, je plaçais la cage près de la fenêtre. Chaque matin, ces perdreaux, symboles de fierté, de dignité, de courage, pour les gens du pays, berçaient mon réveil par les vagues de leurs paisibles mélodies. Je les récompensais en les gavant de graines choisies.

J'allais aussi chercher des noix de galle, riches en tannin, dans les chênes verts. Je les remettais le soir à Papa qui les vendrait très cher aux marchands de Mossoul. Elles servaient à fabriquer de l'encre et des teintures.

Le monastère de Youssif Hazzaya

Un jour, Rouel et moi, nous nous perdîmes dans la montagne. Nous ne nous souvenions plus de ce chemin qui grimpait, grimpait toujours, puis redescendait vers des gorges étroites. Le soleil tapait dur, la fatigue commençait à nous gagner. Nous finîmes par tomber sur une bâtisse en pierres taillées, jointoyées à la chaux, qui se cachait parmi les arbres pleins de huppes rousses, rosés et noires et de piverts aux capuchons rouges.

_ C'est le vieux couvent ! s'exclama Rouel en reconnaissant les ruines.

Ce monastère fut fondé au VIIIeme siècle par un moine, appelé Atqen. Puis il devint un centre de vie spirituelle de l'église syriaque orientale. Il rayonna en Haute-Mésopotamie iusqu'au XVIIeme siècle, époque où il perdit la plupart de ses religieux. Des familles chrétiennes s'installèrent alors sur les terres abandonnées. Le couvent retourna au silence, mais un village, Omera, poussa autour.

Rouel courba la tête pour passer sous un petit portail formé de trois gros blocs. Il poussa une porte et, se retournant, me pria de le suivre. Je pénétrai dans une pièce voûtée. Sa surface ? Une vingtaine de mètres carrés. Un autel servait encore à dire la messe. Au fond de la salle, deux portes donnaient accès aux quatorze cellules des moines. Deux tombeaux attirèrent mon attention, celui de Mar Atqen et celui de Youssif Hazzaya, l’auteur de nombreux ouvrages, qui disparut en 786.

— Ainsi, cet écrivain syriaque est enterré ici ! m'exclamai- je. Une sorte de gourmette géante était scellée au mur, juste à côté des tombes.

— A quoi sert-elle ? demandai-je à mon copain.

— A attacher les pieds des fous. Après les prières d'usage,

Atqen "déchaîne" les malheureux de leur haut mal et les guérit.

Dehors, les gros chênes du voisinage semblaient méditer sur la fragilité humaine. Leurs branches étaient couvertes de ces fichues noix de galle, dont la quête avait égaré notre marche, mais par respect pour le saint moine, nous n'en cueillîmes aucune.

Le pique-nique à Bédranita

— Prépare-toi Icho, me cria Maman ce matin-là. Je t'invite ainsi que les petits à un fastueux pique-nique à Bédranita !

Une heure plus tard, nous sortîmes à pied du village. Ferdo portait mon frère Jamil, brun, gracieux, et les provisions. Il fit entendre un long hennissement quand il reconnut la ceinture festonnée de ceps qui ceignait notre domaine.

Ô charme des vignes et des vergers ! Là, tout contre les micocouliers, les pampres tenaient le sceptre des couleurs somptueuses, enchâssant leurs grappes de vermeil, d'ambre, d'hyacinthe, de cornaline, et de jais dans le vert du feuillage.

Jamil sauta à terre et courut vers les raisins. Ferdo le suivit d'un pas vif, friand lui aussi de grains satinés. Maman s'installa avec mes autres frères à l'ombre bruissante d'un noyer et commença à préparer le repas. Papa me proposa de faire un tour. Comme un roi d'Assyrie au coeur de ses jardins fabuleux, il se promenait, d'un pas fier dans les larges allées d'où montait l'arôme des fruits mûrs. Les pommiers tachetés de pourpre ployaient sous le fardeau de leurs escarboucles brillantes. Les pruniers jouaient avec leurs billes d'agate, rondes et polies. Les figuiers nous jetaient en hommage des bourses mauves qui se tendaient à nos pieds, découvrant leur tissu carminé. Les grenadiers, hauts de trois mètres, cachaient parmi leurs feuilles luisantes de grosses baies en cuir de Cordoue. Plus loin, je cueillis l'une des poires qui chatoyaient à la lumière comme des pendeloques suspendues aux branches des arbres. Avec jouissance je mordis dans cette chair blonde, exquise, sucrée !

— Quelle peine j'ai prise pour obtenir de beaux légumes !me confia mon père. Viens voir !

Nous empruntâmes une allée ombragée pour nous rendre au potager. En guise de salut et de paix, les aubergines baissèrent vers le sol leurs massues oblongues, vernies de violet sombre. Les potirons posèrent à terre leurs bonnets de sultan. Revêtues de tuniques vert céladon, les courgettes firent la révérence. Les navets remontèrent pudiquement leurs collets d'améthyste sur une peau laiteuse. Que leur répondis-je ? Je serrai seulement les doigts lisses et tendres des concombres, puis j'allai boire en guise d'apéritif l'eau du ruisseau qui frissonnait au milieu du jardin.

— Brelé Ikhala, le déjeuner est prêt ! cria Maman.

Nous la rejoignîmes, nous assîmes sur l'herbe puis nous dégustâmes des dolmês, des feuilles de vigne farcies. Pour la sieste, je choisis un micocoulier à cent mètres des enfants qui jouaient avec gravité. Je m'allongeai. Une paix champêtre submergea mon coeur, et je m'abandonnai à une langueur toute orientale. Je me sentis un homme de l'été édénique, sous l'apothéose verte et or du feuillage ! Un frémissement léger me fit sursauter. Je soulevai les paupières. Un serpent alerte, brillant, sensuel, me fixait de ses yeux ronds et froids de quartz jaune. Il devait bien mesurer deux mètres de long. Je poussai un cri. L'animal se tordit, recula, puis il se glissa avec un cliquettement clair parmi les herbes et les pierres. Sa queue d'ébène où s'allumaient de petits éclats de soleil d'un jaune orangé disparut dans un buisson. Ma voix perçante avait alerté mes parents qui accoururent.

— Icho ! Que t'arrive-t-il, me demanda Maman, inquiète.

— Un serpent horrible, là-bas..., lui répondis-je.

— T'a-t-il piqué par malheur ? reprit Ouarina pleine d'effroi.

— Non ! Mais il faut tuer ce sale reptile tout de suite !

— Tu dis des sottises, bougonna Papa. Supprimer le gardien de ce jardin !

Puis, changeant brusquement d'humeur il éclata de rire.

— Quel poltron, mon Dieu ! Ce serpent n'attaque jamais personne. Il est inoffensif et de très bon augure. Il éloigne les voleurs, les autres bestioles, et les mauvais esprits ! Cherche-lui donc un nom !

Je ne sus que répondre. Je revis souvent le serpent, seigneur de nos terres. Je m'habituai à sa présence gracieuse, tranquille et douce. Je l'appelai Koma, ce qui veut dire "noiraud ".


La fête de la Chéra à Sanate

Le quinze août, c'était la fête de la Chéra. Selon la tradition, les Sanatiens dispersés aux quatre coins du pays se retrouvaient tous dans la joie de leurs coeurs. Vers midi, ils allaient prendre leurs fusils. Cet été-là, je les accompagnai au concours de tir qui se tenait à Behoaré, l'un des sites les plus pittoresques de la région. Quelques décennies auparavant, le roi de l'Irak, Ghazi, en était tombé amoureux. Il avait voulu y construire un palais, mais il était mort avant d'avoir pu réaliser son rêve.

Piloté par l'oncle Mansour, au bout de dix minutes, j'atteignis ces gorges sauvages dont les falaises s'élevaient à trois cents mètres de hauteur. La rivière Robara les traversait en murmurant. Des chênes, des grenadiers, des figuiers, des peupliers ombrageaient notre chemin. Je frôlai une cascade qui se haussait, tel un serpent d'écume verte, sur le croissant de sa queue. Son souffle humide et puissant m'effleura les joues. Un peu plus bas, sifflait une autre cascade. Toute chancelante, elle allait se lover parmi les rochers bleu marine disposés en gradins.

Pendant que les gars se préparaient à l'épreuve, je grimpais visiter les grottes perdues au creux de la falaise. Surpris, j'y découvris des centaines de chauves-souris. Elles pendaient aux plafonds, les museaux pointus, les oreilles soyeuses et les ailes d'organdi transparent, repliées sur leurs ventres et leurs flancs. Je pensai avec une frayeur ridicule qu'au crépuscule, ces ombres, ces oiseaux des défunts, comme on les appelait, sortiraient de leurs cachettes et survoleraient mollement Behoaré !

Le premier coup de fusil résonna dans ces gorges pareil à un coup de canon. Je redescendis vers les compétiteurs. La lutte fut ardente. Au bout d'une heure, l'oncle Mansour remporta la victoire. Un sentiment de fierté m'illumina ! J'embrassai le meilleur tireur de Sanate, puis je sautai dans la nappe d'eau formée par les cascades et nageai un moment.

Au milieu de l'après-midi, clair et chaud, nous rentrâmes tous au village, et nous nous dirigeâmes vers l'église. Assises sur les rebords de l'immense terrasse, à l'ombre du clocher en escalier surmonté d'une croix, quelques femmes endimanchées nous attendaient en papotant. Le carillon, joyeux et fou se mit à virevolter. Le curé Matty récita les prières du jour et entama un hymne mariai, Bchima de Baba, qui fit vibrer toutes les âmes. Il invita les fidèles à baiser l'icône de la Vierge et à offrir leur obole, une pièce d'argent. Après les prières, les réjouissances ! Des paysannes présentèrent les plats qu'elles avaient préparés à la maison. Elles les disposèrent en trois cercles : l'un pour les hommes et leurs invités kurdes et arabes, venus apporter le rayonnement de leur présence, le second pour les enfants, le troisième pour elles-mêmes. Au signal du maire, l'assemblée commença à manger. Danses et chants rythmèrent, bien sûr, la fête qui se prolongea tard dans une allégresse idyllique. A l'aube, l'air de la montagne retentissait encore de cris, de refrains jetés à toute volée par les petits et les grands, Ah ! les jolies promenades que je fis encore, de fleurs en fleurs, et de joies en joies !

Une pierre célèbre

Je retrouve ma candeur en évoquant ce jour vermeil où je traversai la Nhéra en sautillant sur de gros cailloux. Je gagnai les gorges du Galya, et, au bout d'une demi-heure de marche, je redescendis à gauche, vers un rocher qui tournait le dos à la route. Des sculptures maladroites en ronde-bosse ornaient sa face cachée. Elles figuraient les deux sexes, féminin et masculin. Des hommes de la préhistoire nous avaient laissé ces symboles de fécondité. Je connaissais déjà ce coin de terre, car j'y étais venu chercher les mûres blanches ou rouges qui y pullulaient. Mais je n'avais pas fait attention à la célèbre pierre aux sexes.

Peut-être les montagnes atteignaient-elles leur paroxysme de beauté en septembre, quand le soleil attiédi s'attardait sur les pentes boisées. Un vent roux ébouriffait les houppes brunes des chênes et les chevelures tâchées de fauve des noyers. Le ciel passa du bleu transparent au gris pâle. Les premières pluies tissèrent autour du village un épais voile de mousseline. La Nhéra gonfla, déborda légèrement. Les longs pinceaux ocellés de jaune et de rouille des peupliers qui bordaient ses berges baignèrent dans l'eau. Puis le soleil rebrilla. Mille marbrures aux teintes de soufre, de brique, d'incarnat, d'améthyste montèrent aux pommettes des vignes. Les jardins où je courais pour la cueillette des fruits s'illuminaient d'une même flamme pourpre, violette. L'incendie me toucha et mon coeur flamba pour l'automne qui me jouait si bien sa symphonie en or majeur !

On ne peut attraper à la fois le sommeil et la perdrix, affirme un proverbe local. Papa se levait très tôt, prenait sa carabine et partait rejoindre les chasseurs dans la montagne. La petite équipe se divisait en deux. Une moitié rabattait, par ses cris, les sangliers et les bouquetins descendus des hauts sommets.

L'autre moitié, passée derrière les rochers, guettait les bêtes, prête à tirer. Souvent le soir, Youssef, fort satisfait, nous ramenait un quartier de capiteux gibier. Maman nous cuisinait de savoureuses brochettes.

Mésopotamie, paradis des jours anciens, édition l’Harmattan, Paris, 1996, Chapitre XX, page 171.

mardi 13 avril 1993

Parfum d'enfance à Sanate

PARFUMS D'ENFANCE À SANATE
Un village chrétien au Kurdistan irakien
Ce récit nous emmène dans un village chrétien perdu dans les montagnes du Kurdistan irakien dans les années cinquante. Il nous donne une vision colorée de la vie des Assyro-Chaldéens, ce peuple méconnu : la famille, le mariage, la mort, la vie des femmes, les coutumes spécifiques…

Le narrateur, Icho, est un petit garçon sensible, observateur, enthousiaste. Doué d'une riche mémoire, il se sent l'héritier d'une très ancienne histoire et gardien de la lange araméenne que parlait le Christ. Il nous livre ses joies et ses peines, ses émerveillements devant la nature, ses rêves d'enfant.