dimanche 13 juin 1999

Regard sur Babylone



Je pensais toujours à Sémiramis qui, selon une légende, avait pris l’initiative de construire Babylone...

En réalité, au sixième siècle avant notre ère, une seconde Babylone celle de Nabuchodonosor II, avait été édifiée sur les éléments de la capitale d’Hammurapi.

Je projetais de m’y rendre au début de l’automne car elle n’était pas loin de Bagdad, à 90 kilomètres au sud. Hélas, le 22 septembre 1980, la guerre entre l’Irak et l’Iran éclata. Pendant quarante jours, les avions iraniens survolèrent et bombardèrent la capitale. Ils firent beaucoup de victimes parmi les civils. Je finis, ainsi que les autres habitants de mon quartier, par m’habituer à leurs raids incessants et repris une vie plus normale.

L’hiver me porta à l’étude. J’entrepris de savantes recherches sur le passé prestigieux de Babylone. Je le compris bien, elle était devenue une cité mythique qui se mirait dans les eaux de l’Euphrate, mais aussi dans les anciennes sources juives, grecques et occidentales. Les gens d’autrefois avaient jeté des regards différents et même contradictoires sur elle.

Les Mésopotamiens voyaient en Babylone la “bonne ville”, le centre du monde. Ils l’appelaient Bâb-Ili, la “Porte du dieu” car elle ouvrait sur la vocation spirituelle de l’homme et le conduisait aux pieds du tout-puissant Marduk, le maître du panthéon dont la résidence s’élevait au sein des murs. Des centaines de temples et de chapelles, dédiés à différentes divinités, se dressaient au coin des rues.

Babylone engendrait par l’esprit. Elle enveloppait l’âme, la subjuguait.

Pour les Hébreux qui avaient des relations épineuses avec leur riche et opulente voisine, c’était l’orgueilleuse Bâb-El, la grande charmeuse. Elle fascinait les sens par son bel air, ses parfums fleuris, caressants, ses rites, ses secrets. Assise en reine au bord du fleuve, vêtue de fin lin, de pourpre et d’écarlate, parée d’or, de pierreries, elle s’adonnait au luxe, au jeu, au stupre et s’enivrait de vin de palmier dans la douceur du soir.

Au cinquième siècle avant Jésus-Christ, Babylone montra aux voyageurs grecs, comme l’historien Hérodote ou le médecin Ctésias une physionomie qui les étonna tellement qu’ils en perdirent le sens de la mesure. Ils rajoutèrent des kilomètres à ses murailles; ils s’extasièrent sur les poitrines colossales de ses temples, de ses palais, sur la beauté inouïe de ses jardins. Hérodote écrivit, émerveillé :

“Cette ville est si magnifique qu’il n’y a pas au monde de cité qu’on puisse lui comparer.12”


Soumise aux Perses et aux Grecs, la Belle perdit un peu de son éclat. Pâle, magique, elle continuait néanmoins à scruter le firmament de ses yeux perçants...

Au premier siècle, un autre historien grec, Diodore de Sicile et un géographe, Strabon, reconnurent ses talents d’astronome et d’astrologue. Ils respirèrent encore le parfum de sa splendeur passée.

Ensuite, un ciel d’oubli tomba sur Babylone. Les rares Occidentaux qui traversèrent la Mésopotamie, du douzième au dix-neuvième siècle, passèrent à côté d’elle sans que rien n’attirât leur attention. Certains voyageurs la comparèrent à une fille de roi déchue, couchée dans la poussière et gardée par des chouettes, des serpents. Elle semblait le jouet d’une malédiction.

Au milieu du siècle dernier, les archéologues redécouvrirent le front caché sous les décombres de Babylone. Dès 1899, les travaux de l’allemand Robert Koldewey rendirent possible une reconstitution des traits de son visage qui avaient gardé leur noblesse.

A leur tour, le gouvernement et le peuple irakiens, recherchèrent avec assiduité, avec nostalgie, tout ce qui subsistait de la ville, symbole de leur grandeur. Ils édifièrent, sur les soubassements anciens, des murailles imposantes, ils restaurèrent quelques portes et temples. Babylone retrouva, à la fin du vingtième siècle, son décor éblouissant, son histoire et sa force tarie. Elle reprit son rôle de capitale culturelle.

Le printemps revint. Il me tardait de réaliser mon rêve, d’aller prendre conscience de la beauté nouvelle de la cité qui se profilait toujours à l’horizon de mes pensées.

A l’entrée du site, un énorme lion en basalte, lourd, à peine dégrossi, se dressa devant moi d’un air énigmatique. Je vis qu’il serrait, entre ses pattes, un homme ahuri. Derrière l’animal, s’ouvrait une longue avenue pavée de dalles lisses, calcaire et brèche, dégagée par Koldewey.

A l’occasion de la célébration du nouvel an babylonien, “ l’Akitu”, les effigies de Marduk et des autres dieux, vêtues d’habits magnifiques, l’empruntaient. Le somptueux cortège passait entre les murs épais qui l’entouraient et qui étaient ornés de frises de briques émaillées portant chacune une suite de soixante lions aux crinières flamboyantes. Les queues basses, les gueules ouvertes, ces créatures majestueuses, symboles d’Ishtar, déesse de la guerre et de l’amour, semblaient accompagner la procession. Sur le fond bleu outremer des briques, ils laissaient éclater, en une symphonie de couleurs, leurs notes d’or fauve retentissantes, de rouge mâle et de blanc épanoui.

Je songeai avec émotion que cette allée avait vu passer les illustres monarques de Babylone, mais aussi des rois étrangers comme les Perses Cyrus et Xerxès, tous baignant dans une même féerie ocre et bleue.

Plus tard, debout sur son char, sa chevelure léonine incendiée de soleil, Alexandre, le Macédonien, avait fait une entrée triomphale dans la ville. Les habitants opprimés, appauvris par les Perses Achéménides qui les gouvernaient depuis l’an 539, avaient accueilli leur libérateur avec des acclamations, des fleurs et des couronnes.

Je laissai la voie sacrée et m’approchai maintenant de la porte d’Ishtar qui la chevauchait et constituait l’entrée principale de Babylone. Elle étincelait de bleu, de vert. Un drapeau irakien flottait fièrement à son côté. Des palmiers l’éventaient. C’était une double porte, attachée à la terre, pointée vers les nues. La partie supérieure, aux lourds panneaux de briques émaillées, avait été démontée par les membres de l’expédition allemande, avant la première guerre mondiale, et transférée au Musée des Antiquités Orientales de Berlin. Seule subsistait la partie inférieure, reconstruite en miniature, et dotée d’une ouverture en arc et de quatre tours crénelées. Elle était décorée de palmettes blanches, de dragons passants d’un gris bleuté, aux pattes d’aigles et de félins, symboles de Marduk. Ils alternaient avec les taureaux sauvages du dieu de l’orage Adad. Pelages couleur de ciel, grands yeux songeurs, ces bovins m’impressionnèrent.

Toutes les bêtes émanaient en chatoyant du fond glauque de la porte. Fallait-il voir en elles l’âme et la mémoire de la cité ?

Comme je les regardais, captivé, il me parut qu’elles s’animaient. Légères, presque irréelles, elles marchaient, non plus sur un mur, mais sur un miroir d’eau et prenaient des allures fantastiques. Ebloui par cette lumière d’aquarium, je plongeai dans le passé de Babylone...

C’était le célèbre Nabuchodonosor II qui avait fait aménager la voie processionnelle et la porte d’Ishtar. Il avait laissé son nom estampillé sur-le-champ des grandes dalles recouvrant la chaussée. Comparé à un dragon dans la Bible, (Jérémie, 51,34 ) il nous était connu aussi par les textes économiques, par les inscriptions royales, par les auteurs anciens. En 1842, un artiste tel que Verdi, donna son nom à un opéra, Nabucco, animé d’un ardent souffle patriotique.

Nabuchodonosor restait un personnage énergique et complexe.

Il était le fils de Nabopolassar qui avait fondé vers 625 avant notre ère l’empire néo-babylonien et contribué à l’écroulement de l’Assyrie en 612. Il gardait l’empreinte de son origine chaldéenne, une tribu araméenne, les Kaldû, mentionnée dès le neuvième siècle dans les documents assyriens et venue s’installer en Basse- Mésopotamie.

En 605, Nabuchodonosor réussit à battre les Egyptiens à Karkemish sur la rive droite de l’Euphrate. Il poussa la porte de la Syrie-Palestine, pénétra dans la région.

Indocile, le royaume de Juda refusa bientôt de payer tribut, se souleva. Le 16 mars 697, le roi de Babylone prit Jérusalem et déporta trois mille habitants. Malgré les conseils de soumission du prophète Jérémie, la résistance juive ne s’affaiblit pas. Le roi Sédécias se révolta au début de l’année 588. Nabuchodonosor revint assiéger Jérusalem, l’enleva d’assaut le 29 juillet 587, brûla le temple, les maisons. Nobles et artisans, quelques milliers d’individus, attachèrent à leurs reins la ceinture de la captivité et partirent à pied vers la Babylonie.

Ces déportations, vues de la Mésopotamie, n’étaient que de petits épisodes de la vie de l’empire. Elles n’avaient aucun caractère raciste. L’élite de la population juive était transférée en terre étrangère après un conflit entre nations, et plutôt bien traitée.

Nabuchodonosor admit à la cour les jeunes gens les plus beaux, les plus intelligents. Il les fit instruire dans sa langue, les nourrit des mets de sa table, comme le raconte dans la Bible le prophète Daniel.

Certains exilés se lamentaient de demeurer loin du royaume de Juda :

“ Sur le bord des fleuves de Babylone, Nous étions assis et nous pleurions,
Nous souvenant de Sion. Aux saules d’alentour,
Nous avions suspendu nos harpes. ” (Psaume 137)


D’autres, les plus nombreux, s’adaptèrent à leur nouvelle manière de vivre et prospérèrent au milieu des Babyloniens.

En 538, un édit de Cyrus II, grand roi de Perse, devenu le maître du Pays de Sumer et d’Akkad, autorisa les déportés à rentrer en Palestine. Seul un petit nombre, pénétré de la sagesse chaldéenne, reprit le chemin de la contrée natale pour en respirer les senteurs. Les autres Juifs, séduits par les charmes capiteux de Babylone, l’extraordinaire mégapole, restèrent en Mésopotamie. Car

“Babylone était dans la main de l’Eternel une coupe d’or,
Qui enivrait toute la terre.” (Jérémie, 50,7 )
Nabuchodonosor soutint encore le siège de Tyr pendant treize ans, captura la ville. Si l’on s’en tient aux inscriptions qui commémorent ses oeuvres, il n’assit pas son vaste empire sur la guerre. Valeureux mais sage, avisé, il se contenta de le conforter.

A l’intérieur des frontières, le souverain se montra un remarquable administrateur. Il contrôla l’agriculture, développa le commerce avec l’Orient indo-iranien, la Méditerranée, encouragea les arts et les sciences comme les mathématiques, l’astronomie, à la base de nos connaissances. Il s’intéressa aussi au passé.

Avec toutes ses immenses qualités, qui donc pouvait s’élever aussi haut que lui ? Voilà ce que se demandait le prophète Daniel :

" O roi, tu es le roi des rois, car le Dieu des cieux t’a donné l’empire, la puissance, la force et la gloire; il a remis entre tes mains, en quelque lieu qu’ils habitent, les enfants des hommes, les bêtes des champs et les oiseaux du ciel, et il t’a fait dominer sur eux tous : C’est toi qui es la tête d’or” ( Daniel, 2, 37-39 )

La tête d’or, c’est-à-dire le plus accompli, le plus parfait des êtres de la création.

Sous le règne de Nabuchodonosor, le pays s’oubliait donc dans la paix.

Le roi put se consacrer à des travaux d’architecture. Il jura de restaurer, d’embellir sa capitale bien-aimée qui comptait alors neuf cents hectares intra-muros et abritait une population de cent mille âmes.

“Parmi tous les lieux habités, je ne rendrai aucune ville plus fameuse que toi, Babylone ! ”


En effet, il agrandit les canaux et l’enceinte de la cité faite de deux murailles séparées par une large distance. Il érigea des monuments, dont un temple splendide dédié à Marduk, et un vaste palais, séjour de majesté.

Debout devant la porte d’Ihstar, j’émergeai lentement de la nuit bleue et lumineuse du passé babylonien... Je me glissai sous l’arcade, pénétrai dans la citadelle. Je brûlai à présent de visiter la brillante résidence de Nabuchodonosor. Elle se dressait à ma droite, vers l’Euphrate. Bien qu’elle fût en cours de restauration, elle restait ouverte au public. J’entrai dans l’une des grandes cours, franchis le seuil d’une porte voûtée et me tins immobile devant l’immense salle du trône, jadis décorée de palmiers, de fleurs stylisées, de lions passants au milieu d’une forêt de volutes. J’invoquai le fantôme du monarque, richement vêtu, assis dans une niche, en face de l’ouverture centrale, presque semblable à un dieu ....

J’appelai bientôt un autre fantôme, celui du prince Bel-Sharra-Usur, le Belschatsar de la Bible. C’était le fils de Nabonide, dernier roi de Babylone. Ne donna t-il pas dans cette pièce un festin légendaire que, plus tard, Rembrandt immortalisa sur une toile célèbre en s’inspirant du texte sacré ?

Le prophète Daniel racontait qu’au cours d’un repas, Bel-Sharra-Usur, frappé de stupeur, vit apparaître une main d’homme. Elle traçait sur l’un des murs des mots mystérieux, graffiti araméens avec des chiffres. Le message annonçait la prise prochaine de Babylone par les Perses. (Daniel, 5, 26 )

Tout rêveur, je quittai le palais. Avant de m’éloigner, je me retournai pour tenter d’apercevoir, à l’angle de la citadelle, les magnifiques jardins suspendus décrits par Diodore de Sicile et Quinte-Curce, l’historien latin, comme la septième merveille du monde. Selon eux, la brise balançait, au-dessus des hauts murs, les cimes éclatantes et serrées qui montaient vers le ciel.

Jardins de fraîcheur et de volupté, jardins de paradis, créés par la nostalgie d’une reine languissante aux doux yeux noirs qui regrettait les montagnes et les bois de sa Médie natale : Amythys, la petite-fille du roi Astryage, l’épouse de Nabuchodonosor.

Voici des marches qui s’envolent vers les terrasses voûtées, soutenues par des colonnes et parées d’arbres vigoureux de toutes espèces, bien irrigués grâce à un système ingénieux : Cyprès, pêchers, abricotiers, figuiers, grenadiers, rosiers de Perse et de Bactriane.

A l’heure du soir, quand les ombres mauves dansent sur la plaine alentour, Amythis monte vers les plates-formes, ses lourds bracelets d’or tintant à ses poignets. Elle se glisse sous les jeunes frondaisons, elle cherche la verte plénitude. Elle se repose à l’ombre de ses souvenirs d’enfance.

Les années s’enfuient à travers les jardins suspendus déjà dans la légende. Mais la reine de Babylone revient toujours s’y ressourcer.

Je traverse souvent en songe ces jardins élégiaques où l’herbe ne jaunit pas, où les plantes restent d’un vert émeraude, où les jasmins embaument l’air éternellement. J’ai l’impression d’y avoir déjà vécu, comme dans une île bienheureuse. La vie répand le parfum de la jeunesse. J’y fais le tour de mon âme...

Ce fut près de ces jardins, dans une salle du palais, qu’en juin 323, Alexandre donna son dernier banquet. Il y but un vin plus que millénaire. Quelques jours plus tard, délirant de fièvre, incapable de parler, il salua en clignant des paupières les vétérans macédoniens qui défilaient en silence devant son lit d’apparat.

Le soleil se couchait derrière les tours de la cité, les teignant d’écarlate, quand le roi rendit son dernier soupir.

Les Babyloniens scrutaient le ciel aux lueurs vespérales; ils devinèrent une absence, néfaste au grand projet qui voulait faire de leur ville la capitale d’un empire universel. D’une certaine façon, Alexandre allait leur manquer.

Extrait de l’ « Epopée du Tigre et de l’Euphrate », Editions l’Harmattan, Paris, 1999 , ch.12