mardi 8 mars 2011


Conférence internationale : Le sort des chrétiens en Irak
 Au Senat 26 févier 2011


1ère Table ronde : 14h40-16h30 - État des lieux

Modérateur : Ephrem Isa YOUSIF : Cette première table sera surtout une explication, une présentation :



Rappel historique de la présence chrétienne en Irak

Naissance 
        Je vais donc commencer mon exposé sur l'histoire de la chrétienté en haute Mésopotamie et en Irak. Elle a connu un passé très glorieux, mais vit un présent tragique.
      
       Le christianisme est né en Palestine, et puis s'est répandu rapidement vers Antioche ;  d'Antioche, il est passé en haute Mésopotamie, spécialement à Édesse (auj. Urfa), qui était une principauté d'Osrhoène, à cheval entre deux empires, l'Empire parthe et l'Empire romain d'Orient. De là, le christianisme a pu s'épanouir, aller vers Nusaybin, vers Amida-Diyarbekir, Mardin, Mayyafercat (auj. Silvan). Mais on reste toujours en haute Mésopotamie, et on se trouve toujours dans l'Empire romain d'Orient.
         Petit à petit, on va voir le christianisme  passer de l'autre côté, dans l’Empire parthe.

 Les chrétiens sous les Perses sassanides

       Pourquoi le christianisme se propage-t-il si rapidement dans cet Empire parthe et, plus tard, dans l'Empire sassanide ? Il y a plusieurs raisons : D'abord, parce qu’Édesse, Nisibe, se trouvent près de la frontière. La tradition nous rapporte que deux disciples, Addaï et Mari, ont été les premiers évangélisateurs de la Mésopotamie.
       Deuxième élément : les commerçants qui allaient et venaient entre les deux empires ont joué un grand rôle. Ils transportaient, non seulement les marchandises, mais aussi les idées.
       Troisième élément : la présence des Juifs. Il y a des Juifs en Mésopotamie, et plus spécialement à Adiabène (auj. Erbil-Hewler) où il y a une présence juive, et même un prince juif. Or on sait très bien que les premiers chrétiens étaient des Juifs !
       Un quatrième élément qui a aussi facilité l’envol du christianisme en haute Mésopotamie et au-delà du Tigre et de l'Euphrate, c'est la persécution. Au début, la religion chrétienne a été malmenée dans l'Empire romain, et beaucoup de gens persécutés sont passés de l'autre côté de la frontière, où on ne leur prêtait pas attention.
        Le cinquième élément est la guerre avec l'arrivée des Perses sassanides qui vont régner de 226 jusqu'en 638. Shapor Ier conduit une guerre terrible contre l'Empire romain. Il conquiert Antioche, en 242, et  emmène en captivité dans son empire le patriarche d'Antioche, Démétrius, avec beaucoup de chrétiens, de commerçants, d'artisans, qui vont construire la ville de Gondishapor.
       Les Sassanides choisissent et développent une capitale, Ctésiphon, en face de Séleucie, capitale créée par les Grecs séleucides. C'est là, autour d'une colline, Kokhé, qui est collée à la ville de Ctésiphon (Séleucie-Ctésiphon auj. Madâ'in, à 30 km de Bagdad), que l'on voit émerger, à partir du III eme siècle, une communauté, et un chef qui devient de plus en plus le chef de ce christianisme de Mésopotamie.
       Un sixième élément, qui a facilité la présence et le développement du christianisme en Mésopotamie, est la langue. On sait très bien que Jésus parlait la langue araméenne, et cette langue araméenne était la langue de l'Orient. Quand les apôtres vont communiquer leur message, ils n'ont pas à recourir à la langue latine, ni à la langue grecque. Ils disposent d’une langue commune et, de l'autre côté de l'Euphrate ou du Tigre, la population parle la langue araméenne. Tout cela facilite beaucoup le développement du christianisme.
        Vous voyez donc par quel biais est entré le christianisme dans cet Empire, rapidement, et par plusieurs canaux.

       Au IVeme siècle, un autre événement bouleverse la vie des chrétiens de Mésopotamie : l'Empire romain d'Orient, avec Constantin, devient chrétien et le christianisme sera bientôt la religion officielle de l'Empire romain. Du coup les Perses sassanides se disent : "Tiens ? Il y a des chrétiens chez nous ? Est-ce que ces chrétiens ne sont pas des agents de Rome ? " Les chrétiens, à cause de cela, sont rapidement mal vus et persécutés. La première persécution, redoutable, qui nous rappelle ce qui se passe aujourd'hui, est celle de Shapor II, et dure près de quarante ans, de 339 à 379, année de la mort du roi. Cette période voit de très nombreux massacres. Le primat de l'Église d'Orient, Shemoun, est exécuté, ainsi que son successeur.

       Cela constitue une épreuve considérable pour ces chrétiens d'Orient, à peine organisés. Voilà que les autorités sassanides sont en train d'éradiquer pratiquement le christianisme ! Heureusement, Yazdegerd Ier, en 399, accède au trône et l'on parvient à une réconciliation entre les deux empires, sassanide et romain, Les chrétiens de cette région, la Mésopotamie, peuvent vivre en paix.
       Un personnage très connu dans l'histoire de l'église d'Orient, l’évêque Maroutha, est envoyé par l'empereur de Byzance chez les Sassanides, pour négocier la paix. Celui-ci se rend deux fois à Séleucie-Ctésiphon et en 410, tente de réaliser le premier synode de l'Église d'Orient, sous la houlette du Roi des Rois, Yazdegerd Ier. Lors de ce synode, le catholicos de l'Église d'Orient et les évêques acceptent de proclamer les canons du premier concile de Nicée, qui s’était tenu en 325 ; ils réorganisent l’institution de l'Église.

       Cet équilibre dure quelques décennies. Puis, de nouveau, la guerre éclate entre les deux empires. Les empereurs Kosrau Ier et  Kosrau II la reprennent avec ardeur. Kosrau II combat l’empereur Héraclius, prend Jérusalem, Damas, Antioche, et surtout récupère la Sainte Croix. Imaginez cela : Le roi perse emporte la Sainte Croix ! Il l'apporte à Séleucie-Ctésiphon et à qui va-t-il la donner ? À sa femme, Chirin, qui a des sympathies chrétiennes. Bien sûr, l'empereur Héraclius poursuit la guerre, qui sévit pendant trente ans. Il pourra récupérer la Vraie Croix. Mais les deux empires se retrouvent totalement épuisés, quand arrive l'islam.

 Les chrétiens sous les Arabes

       L’ Église d'Orient, malgré ces aléas, ces guerres, ces problèmes, a réussi à créer des institutions. En 642, elle est bien organisée, dynamique et  dispose de nombreux diocèses, dirigés par les métropolites. Il y a aussi des dizaines de couvents et de monastères. La montagne Djebel Maqrub, reçoit le nom de montagne d'Alpa, qui veut dire la montagne des Milliers, ou des milliers de moines qui y vivent.
      L’Église d'Orient fonde de grandes écoles comme l'École d'Édesse, l'École de Nisibe, l'École d'Erbil. L'École de Nisibe formera l'ensemble du clergé et des cadres de cette Église.
Grâce aux missionnaires, l’Église d'Orient s'étend rapidement vers l'Iran, vers l'Afghanistan, vers l'Asie centrale, et va jusqu'en Chine, au VIIeme  siècle. 
L’islam, à son arrivée, profite de cette riche présence chrétienne en Mésopotamie. Au début,  le calife Omar pose des conditions plutôt dures, exigeant que les chrétiens, très nombreux, soient des dhimmi, soumis à la dhimma, qu'ils portent certains vêtements, qu'ils ne construisent pas d'églises sans autorisation.
        Mais, petit à petit, les chrétiens s'adaptent à ces conditions, et, à l'arrivée du deuxième pouvoir, vraiment important, celui des Abbassides, en 750 qui vont rester jusqu'en 1258, date de la prise de Bagdad par les Mongols – on va voir naître une entente, une amitié, une coopération réelle, entre les Abbassides et les chrétiens de Mésopotamie. Le premier calife Al-Mansour, demande d'ailleurs  au patriarche de l'Église d'Orient, Timothée Ier, qui était à Séleucie-Ctésiphon, de venir s'installer à Bagdad. Il y fréquentera cinq califes, et les accompagnera parfois dans leurs combats ou leurs conquêtes.
       Il s’établit donc une très forte relation humaine entre Arabes et chrétiens. Pourquoi ? Parce que les chrétiens qui vivent là, à l'époque abbasside, sont des cadres cultivés. Tous les grands médecins, la plupart des secrétaires sont chrétiens et jouent un rôle très important. Le calife Al-Mansour fait venir de Gondishapor le grand médecin Georges Bokhticho, et toute sa dynastie demeurera à Bagdad comme médecins des califes. Les grands philosophes, comme  Honayn, Matta b. Yunis, 'Ishaq b. Honayn, Ibn Al-Tayyib, se mettent à traduire pratiquement toute la culture, la philosophie grecques dans leur langue, et de leur langue, ils  les traduisent en langue arabe.
       Quand le calife Al-Muqtadi nomme le catholicos Makkikha Ier, il y a, dans la Chronique syriaque de Suleyman, une charte où il proclame les droits accordés au patriarche comme chef et primat de l'Église et aux chrétiens. Voilà ce qu'il dit :
         "Il a été établi sur l'ordre d'Abu al Qâsim Abd-Allah al Qa'im al Muqtadi, le Commandeur des Croyants pour Makkikha, catholicos-patriarche : Le Commandeur des Croyants a répondu à la demande qui lui a été faite d'accorder ses grâces et de montrer sa grande bienveillance. Il a ordonné que tu sois le catholicos des chrétiens nestoriens habitant la Ville de la Paix (Bagdad) et de toutes les contrées de l'Islam. Je t'accorde la protection de ta vie et de celle de tes coreligionnaires, la protection des biens, des églises, des couvents qui sont aujourd'hui debout et aussi la protection des morts selon les prescriptions officielles vous accordant d'établir entre nous, entre le califat et le catholicos…"

        Il s'agit ici d'un acte officiel qui reconnaît  l'autorité et les droits des chrétiens, de leurs biens, de leurs couvents, de leurs institutions. Quand on voit aujourd'hui que cinquante-trois églises, couvents, monastères ont été détruits à Bagdad, à Mossoul et ailleurs, cela laisse à réfléchir …
      
 Les chrétiens sous les Mongols

      Ensuite, avec les Mongols, arrive un changement de dynastie. Un nouveau monde advient. Cependant, la femme de Hulagu, Doguz Khatoun, est chrétienne, de la tribu des Kereït, et le commandant de son armée, Kitbuga, est aussi chrétien, Naiman. Pendant cette période où vont régner les Mongols, chamanistes ou bouddhistes, il s’établit une entente, une compréhension entre ces chrétiens de Mésopotamie et les Tatars. Ceux-ci prendront  Bagdad en 1258, mais épargneront les chrétiens. Et l’on voit Bar Hebræus, Maphrien de l'Église d'Orient, grand médecin, grand chroniqueur, s’installer à Maragha, capitale de Hulagu. Quand le besoin se fera sentir d'élire un patriarche, on choisira Yaballaha III, qui est d'origine turco-mongole.

     Un des événements les plus importants est l'arrivée en Occident,  en 1287, de Rabban Sauma, d'origine ouighour, compagnon de Yaballaha III et ambassadeur de l’Il-khan Argoun.  Ce dernier envoie cette délégation au pape et aux rois d’Occident pour  établir une alliance contre les Mamelouks. Il arrive d'abord à Rome mais le pape vient de mourir. Que va-t-il faire ? Il se rend à Paris et y rencontre le roi Philippe le Bel. Rabban Sauma et les membres de sa délégation mongole, en riches costumes orientaux, sont reçus avec éclat. Il visite la Sainte-Chapelle, il  a beaucoup d'entretiens avec le roi. La chronique – parce qu'on a publié une chronique de son voyage – dit que les Parisiens étaient sortis en masse pour voir ce beau spectacle. Puis Rabban Sauma descend à Bordeaux, région qui dépend du roi d'Angleterre. Il retrouve là-bas Édouard Ier, il célèbre la messe, et Édouard Ier communie de sa main. Il remet au roi les cadeaux qu'il a apportés pour lui et retourne à Paris. De là, il  revient à Rome, où un nouveau pape a été élu. Celui-ci le reçoit avec beaucoup d'amitié et lui fait remettre des lettres pour le Grand Khan, le Grand Mongol.
Avec Gazan, à la fin du treizième siècle, les Mongols se convertissent à l’islam, et la communauté chrétienne endure tracasseries et persécutions. Un siècle plus tard, réduite après les conquêtes de Tamerlan, elle vit dans les montagnes du Hakkâri.

 Les chrétiens sous les Ottomans

       Une autre étape de l'histoire du christianisme de l'Orient, c'est l'arrivée des Ottomans, au XVIeme siècle. Ce sont des Turcs, qui vont conquérir la Mésopotamie, une partie de l'Anatolie. Ils  livrent bataille aux Perses en 1514-15, la fameuse bataille de Tchaldiran où les Perses sont défaits. Et comme les Kurdes jouent un rôle important, les Ottomans reconnaissent les émirats kurdes. C'est pour cela qu'on voit, au Kurdistan irakien, dès le XVIeme siècle, l’émirat de Baban qui a son centre parfois à Baqrawa, ou à Qaratcholan, à Suleymaniya. Ensuite l’émirat de Soran, qui choisit pour capitale Erbil, ou parfois Khalife, ou Koy et plus particulièrement Rawanduz.
       Il va y avoir un troisième émirat, celui de Badinan, qui vont gouverner de Amadia à Zakho, Sheikhan. Le cinquième émirat est celui de Hakkâri, avec sa capitale Djolamerg.

        Les chrétiens vivent, à cette période, dans ces émirats gouvernés par les Kurdes, avec lesquels ils entretiennent des relations plutôt amicales et qui leur assurent une certaine protection. En 1899, l'armée turque  attaque de manière féroce ces émirats kurdes et crée un immense vilayet, le vilayet de Mossoul, qui va comprendre Suleymaniya, Amadia, Dohouk, Erbil.
        Et ces chrétiens, qui étaient habitués à leurs émirs sont soumis à présent au wali ottoman, qui fait la pluie et le beau temps.
       Dès le début de la période ottomane, les sultans délivrent des chartes, les Capitulations qui reconnaissent aux Français, aux Anglais, aux Hollandais des droits dans cet empire. C'est aussi une période faste pour les missionnaires dans cette région : Les Augustiniens arrivent en 1623, les Capucins en 1628, et les Pères dominicains en 1750. Ces Dominicains créent une  base à Mossoul, à Mar Yaqoub, à Van, à Séert, à Gezireh…

L’église devient chaldéenne
       Entre-temps, une partie de cette église nestorienne, en 1553, devient chaldéenne et, en 1830, une autre partie, avec le patriarche de Mossoul, se convertit au catholicisme et ainsi se constitue l'Église chaldéenne. Il y aura donc deux patriarches, en Mésopotamie : celui des Chaldéens et celui des Assyriens, qui sera, lui, à Djolamerg (auj. Hakkâri).
       
En conclusion, les chrétiens de Mésopotamie ont subi les assauts de plusieurs vagues d’envahisseurs : les Sassanides, les Arabes, les Mongols, les Turcs, au début du vingtième siècle, les Anglais et, en 2003 les Américains. Leur équilibre a donc été rompu plusieurs fois. Le christianisme a survécu miraculeusement. Comment, avec tant d'événements, tant de cataclysmes, tant de souffrances, est-il  encore là ? Puisse-t-il rester encore longtemps au Moyen-Orient ! 
       Merci de votre écoute.

 Ephrem Isa YOUSIF