mercredi 13 avril 2005

Les ruses de la chanteuse d'Édesse

Les Syriaques écrivirent de nombreuses chroniques, qui nous rapportent des événements lointains et précieux.

L’auteur

L’auteur, anonyme, était peut-être un religieux, syriaque occidental, qui vécut à l’époque des premières croisades. Il donne beaucoup de détails sur la ville d’Edesse, avec l’accent d’un témoin oculaire. Il est le contemporain des événements qui se déroulèrent de 1187 à 1237. Il se trouvait à Jérusalem en 1187, lors du siège de la ville par l’émir Salah al-Din.

La chronique

La Chronique de l’Edessénien anonyme fut composée après l’an 1237. Elle comprend deux sections.

La Chronique civile va jusqu’aux événements de 1234, mais devait à l’origine aller jusqu’à l’année 1237.

La Chronique ecclésiastique raconte l’histoire des patriarches jacobites. Très abîmée, elle se termine en 1204 et complète la Chronique de Michel le Syriaque. L’auteur affirme qu’il rédigea d’autres livres. Qui était-il ?

Nous avons choisi, dans la Chronique civile, une anecdote intéressante qui montre le sang-froid et l’héroïsme d’une femme d’Edesse au onzième siècle.

L’Edessénien anonyme se reporte à l’arrivée des Turcs seldjoukides. Dès 1055, événement capital, ils occupèrent Bagdad, dominèrent peu à peu la Mésopotamie, soumirent les princes arabes. Sous le règne du grand sultan Malik Shah (Abu‘-Fatah dans la chronique), ils progressèrent en Syrie, en Djézira, en Anatolie.

Lorsque mourut Malik Shah (1072 -1092 A.D.), dans la région perse du Khorasan, il laissa des enfants en bas âge.

Ses sujets, les gouverneurs de Syrie, gardèrent leurs villes et n’obéirent plus à personne. Ils en profitèrent pour se disputer les cités les uns aux autres.

Le général turc Buzan, détenait le pouvoir à Edesse, dont il s’était emparé en 1087. Il y avait nommé un chef grec, Thoros, fils de Hétoum. Buzan alla à Damas, fit la guerre au gouverneur Tutus. Il fut vaincu et fait prisonnier. Tutus dépêcha alors des soldats à Edesse pour prendre la ville, mais les habitants refusèrent de la lui livrer. Tutus, en colère contre Edesse, trancha la tête à Buzan et l’envoya avec le général Al-Firg, qui entra dans la citadelle et occupa la ville.

" Tutus avait donné ordre à Al-Firg de livrer Edesse au pillage de ses soldats, parce qu’on ne l’avait pas rendue dès le début. Quand Al--Firg était dans la citadelle de la ville, tous les jours ses officiers insistaient auprès de lui pour piller la ville, et lui les retenait de jour en jour. Un jour, il offrit un banquet dans la citadelle aux chefs de son armée. Il fit chercher tous les chanteurs de la ville et une chanteuse appelée Qira Gali, une chrétienne. Lorsque son coeur ( Al--Firg) fut égayé par le vin, les chefs de son armée s’approchèrent de lui et lui demandèrent d’accomplir sa promesse de piller la ville. Il leur fit serment que le lendemain il donnerait l’ordre de piller la ville. Il parlait en langue persane, mais la chanteuse comprit la conversation. Aussitôt elle imagina une ruse astucieuse : elle se mit à geindre d’un mal d’estomac. Ils lui demandèrent ce qu’elle désirait qu’on lui apportât. Mais elle leur dit qu’elle avait l’habitude de ce mal et que lorsqu’il la prenait rien ne la soulageait que le bain. Alors ils lui permirent d’aller au bain. Descendant de la citadelle, elle alla tout de suite chez Théodore fils de Hétom et l’informa de cette affaire. Alors il lui dit : "ô femme, le sang de toute la ville est entre tes mains. Vois comment tu sauveras la ville." Il lui donna sa propre bague; quand celle-ci touchait n’importe quelle nourriture ou boisson, elle tuait instantanément. Elle prit donc la bague et remonta à la citadelle, comme si son mal s’était calmé. Les invités s’en réjouirent. Dans cette allégresse, elle se leva pour danser, prit une coupe de vin et dansa d’une façon lascive. Elle trempa la bague dans la coupe après la danse, s’avança et la présenta à Al-Firg. L’ayant bu, il se mit à se plaindre de son estomac. Elle lui dit : "Seigneur, hâtez-vous d’aller au bain; car moi c’est au bain que j’ai été délivrée de mon mal." Il descendit au bain; elle lui ôta ses vêtements et entra avec lui. Une fois entré dans la demeure intérieure, il rendit aussitôt l’âme. Elle sortit, disant aux énuques et serviteurs qui se tenaient à la porte : "Le roi dort, gardez-vous de le déranger." (II, P. 38-39)


Les soldats turcs coururent aux bains, trouvèrent leur commandant mort et prièrent les habitants de les laisser sortir sains et saufs de la ville. Ceux qui restaient dans la citadelle envoyèrent informer Tutus de Damas de ce qui était arrivé. Tutus, qui se préparait à venir à Edesse avec ses troupes, tomba malade et mourut. Théodore, fils de Hétom, acheta alors la citadelle au chef des Turcs qui s’en alla.

Ainsi la cité d’Edesse fut sauvée par une femme courageuse, habile, comme une héroïne de la Bible. Judith, pour sauver la ville de Béthulie, séduisit le général de Nabuchodonosor, roi des Chaldéens, Holopherne et lui coupa la tête quand il fut ivre.(Le livre de Judith)

Edesse retourna aux Romains jusqu’à l’arrivée des croisés Francs. En 1097, après la disparition de Thoros, fils de Hétom, assassiné par ses sujets, les Francs en firent la capitale d’un comté.

Publication

Le manuscrit unique syriaque fut trouvé à Constantinople en 1899 par le patriarche syrien catholique Ignace Ephrem II Rahmani. Il datait peut-être de la fin du XIV e siècle.

-Publié par I. Rahmani

1904, le premier fascicule du texte.

1911, le deuxième fascicule.

-Publié par J.-B.Chabot, 1916, CSCO 81/Syr.36 et 82/Syr.37

Traduction

Traduction anglaise partielle, " The first and Second Crusades from an anonymous Syriac Chronicle" par A. S. Tritton, JRAS, 1933

La chronique de 1234, II, fut traduite en français par Albert Abouna, Louvain, CSCO, VOL.354, Tomus 154, 1974

Traduction arabe par A. Abouna, Bagdad, 1986.

Les Syriaques et leur roi


En rouge le Patriarcat de Bagdad, en vert les Métropoles.
(d'après Le Coz, Histoire de l'Eglise d'Orient)

Les Syriaques se plaignent parfois de n’avoir pas eu de rois à l’ère chrétienne. Ils en eurent un sous le règne des Mongols.


Le roi Mas’ud

Le roi Mas’ud vécut à l’époque des Mongols, tribus d’Asie Centrale, qui s’unirent sous la direction d’un chef exceptionnel Temûjin (Gengis Khan) en 1206 et se lancèrent dans une politique de conquêtes. A l’est, ils s’emparèrent de la Chine des Song et du Tibet. A l’ouest, ils prirent et saccagèrent Bagdad en 1258, mettant fin à la dynastie des califes arabes Abbassides. Ils fondèrent un immense empire qui s’étendait de la mer de Chine à l’Euphrate et à la Volga.

Les chrétiens de Syrie, de Palestine, de Mésopotamie et d’Asie Mineure avaient attendu l’arrivée des Mongols, espérant une amélioration de leur condition.

Ils vécurent un grand changement : Ils n’étaient plus des “Dhimmi,” sujets de l’Islam, citoyens de second rang. Comme les fidèles des autres religions, ils se retrouvaient égaux en droit devant l’autorité du Roi des Rois, dans un Khanat où régnait la tolérance et où les communications se développaient, avec la Chine, avec l’Europe.

Les chrétiens de langue syriaque, nestoriens et jacobites, vécurent sous les premiers Il-khans de Perse une période paisible et florissante, élevant à nouveau leurs églises, leurs couvents, étendant leurs missions, accroissant leur production littéraire.


La chronographie

Pour raconter l’histoire du roi Mas’ud, nous nous inspirerons de “ The Chronography of Gregory Abu’l-Faradg. » , un médecin, un maphrien (primat pour les pays de l’Orient), un grand écrivain syriaque occidental, qui vécut à la cour des Mongols. Il fut connu des Européens sous le nom de Bar Hébraeus (1226-1286).

La chronographie, écrite en syriaque, va de la création du monde à l’invasion des Mongols. Elle se divise en deux parties, Chronicon syriacum, consacrée à l’histoire politique et civile des pays de l’Orient, et Chronicum ecclesiasticum qui traite de l’histoire des Patriarches de l’Église.


Les origines de Mas’ud

En 1276, sous le règne de l’Il-Khan de Perse ’Abaqa ( 1265-1282), arrière petit-fils de Gengis Khan, sortit du rang le célèbre gouverneur chrétien pour les Mongols, Mas’ud de Bar Qawta. C’était le fils d’un riche marchand qui décida un jour d’aller avec une caravane, visiter et saluer le Grand Khan Koubilai à Pékin

“En ce temps-là, le grand marchand chrétien A’lam al-Din Ya’qub partit dans l’intention de se mettre au service de Koubilai, le Grand Khan. Il était originaire de Bar Qawta, village du pays d’Erbil ” 1

A’lam al-Din Ya’qub était accompagné par tous ses fils et par l’émir ‘Ashmut, un grand homme respecté auprès de la tribu des Ouïgurs, qui menait une vie ascétique.

Au cours de son voyage, la mort frappa le marchand sur le territoire du Khorasan. L’émir ‘Ashmut décida alors d’écourter le voyage et d’aller rendre hommage à l’Il-Khan Abaqa

‘Ashmut prit les enfants [du commerçant] et les conduisit à Abaqa pour le servir. Celui-ci les accueillit avec bonté. Il nomma Mas’ud, le fils aîné, gouverneur civil de Mossoul et d’Erbil et l’émir ‘Ashmut fut nommé son administrateur.” (Chronography, P. 535 )


Le gouvernement de Mas’ud

Mas’ud gouverna, nous savons qu’il eut affaire aux Kurdes voisins des montagnes, qui depuis 1260, attaquaient parfois les villages chrétiens de la région. Le 7 juin 1277, ils firent un raid contre le couvent syrien occidental de Mar Matta, près de Mossoul, et enlevèrent des moines.

En 1278, les ennuis, les rivalités commencèrent. Le gouverneur fut calomnié par le persan Nasir al-Din Papa, l’ancien gouverneur de Mossoul nommé en 1266, qui l’accusait ainsi que le noble ‘Ashmut de détruire le pays de Mossoul. Les deux gouverneurs furent écartés du pouvoir après une commission d’enquête. Papa gouverna à leur place.

Mas’ud et le noble ‘Ashmut accusèrent Papa et ses juges de corruption. En 1280, ils allèrent chez Abaqa et lui demandèrent de rouvrir l’enquête qui dura un mois. Papa le traître fut exécuté en même temps qu’un persan Djalal al-Din Turan, le 8 août, sa tête exhibée à Mossoul.

“Ces gouverneurs chrétiens régirent de nouveau le pays de Mossoul et d’Erbil, et ils triomphèrent noblement. Ils acquirent une grande renommée ” (Chronography, P. 543)

Les parents des condamnés persans préparaient une attaque. Durant l’été 1281, ils accusèrent Mas’ud d’avoir volé l’argent de la famille de Djalal al-Din Turan. Le gouverneur, arrêté et torturé, promit de verser 500 0000 dariques. Ramené à Mossoul, il réussit à s’enfuir en cours de route. Son cousin Su’aydath fut torturé à mort.


Mas’ud, roi de Mossoul et de la région

Désireux de venger leur père, les fils de Djalal al-Din Turan, assassinèrent l’émir ‘Ashmut en l’an 1284 ( 1595 sél.), lors de l’accession au trône d’Arghun, le nouvel Il khan (1284-1291).

Quant à Mas’ud de Bar Qawta, il fut nommé roi de Mossoul et de ses environs par Arghun :

“En 1595, il nomma Mas’ud, fils de A’lam al-Din Ya’qub, roi pour Mossoul et sa région et tous les chrétiens se réjouirent. ” (Chronography, P. 554)

Le 17 juin 1286, 4 000 brigands et 300 cavaliers mamelouks arrivèrent devant Mossoul, après avoir ravagé la contrée et pillé le couvent de Mar Matta. Le roi Mas’ud s’enfuit devant eux, et se réfugia dans la citadelle. Les habitants de religion musulmane, trop confiants, laissèrent entrer dans la ville leurs coreligionnaires.

Les chrétiens, effrayés, s’étaient réfugiés avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux, dans la demeure maison d’un généreux notable, le naqib des Alides, l’une des factions musulmanes. Les maraudeurs, avertis, se dirigèrent vers la maison, ils escaladèrent les murs, violentèrent les femmes et les filles, pillèrent musulmans et chrétiens. Ils pillèrent encore les quartiers commerciaux et celui des Juifs. Ils emmenèrent en partant 500 esclaves.

Mas’ud n’avait pu empêcher ce pillage.


La fin de Mas’ud

L’histoire de Mas’ud finit mal.

Le roi de Mossoul ne fit pas un bon choix en soutenant, en 1289, Boqa, le trésorier d’Arghun. Ce dernier avait sauvé, sous le règne du roi des rois précédent, Tegüder Ahmed, la vie d’Arghun, qui dès son accession l’avait nommé Grand Émir. Mas’ud n’adressait ses salutations qu’à Boqa, n’obéissait qu’à lui. Il croyait que le Grand Émir était supérieur à tout le monde.

Boqa, en effet, se montrait hautain, impitoyable, il se faisait des ennemis des autres émirs. Accusé de complot contre Arghun, il s’enfuit. Repris, il fut exécuté le 14 janvier 1289. sa chute entraîna celle de Mas’ud.

Les Mongols demandèrent au roi chrétien de Mossoul dix myriades d’or. Malade, il céda et versa la somme. Il fut alors amené à Erbil et mis à mort le 4 avril 1289. Ses parents furent pourchassés. Sa royauté avait duré cinq ans.

Un Arménien fut nommé à sa place gouverneur de Mossoul.


Les rois mongols

Hulagu (1256-1265).

‘Abaqa (1265-1282).

Tekûder ‘Ahmâd (1282-1284).

‘Arghun.( 1284-1291).

Bibliographie

Chronicon syriacum : Editions en Syriaque

-Bar-Hebraei, Chronicon syriacum, publiée par P.J. Bruns et G.G. Kirsch, 2 volumes. Leipzig, 1789.

-Gregorii Barhebraei, Chronicon syriacum, éditée par Paulus Bedjan, Maisonneuve, Paris, 1890.

Edition vocalisée et notée en syriaque (sans traduction), Paris, 1890

-E.A.Wallis Budge, “ The Chronography of Gregory Abu’l-Faraj, 1225-1286, 2 vol, II (fac similé du texte), Londres, 1932, reimpr. Amsterdam, 1976.

-Réédition du texte syriaque, Julius Y.Ciçek, Losser, Hollande.



Traductions

-P.J. Bruns et G.G. Kirsch, Chronicon syriacum, traduction en latin, Leipzig, 1789.

- E.A.Wallis Budge, “ The Chronography of Gregory Abu’l-Faraj, 1225-1286, 2 vol., I (traduction anglaise), Londres, 1932, reimpr. Amsterdam, 1976.

-Chronicon syriacum, traduction du syriaque en arabe, faite par Ishaq Armaleh, éditée dans les numéros des années 1949-1956 de la revue el-Machreq de Beyrouth.

La même traduction arabe rassemblée en un volume, éditée par Dar el-Machriq, Beyrouth, 1986.


1 Ernest A. Wallis Budge, The Chronography of Gregory Abû’l-Faraj, 1225-1286, known as Bar Hebraeus, translated from the Syriac into English, London, 1932, Apa-Philo Press, Amsterdam, 1976. P. 535. Traduction fr. E.-I.YOUSIF.