vendredi 13 avril 2007

Les Syriaques et la philosophie


Hunayn ibn Ishaq al-'Ibadi, 809?-873 (connu en Europe sous le nom de Joannitius). Isagoge Johannitii in Tegni Galeni. Oxford, 13th century.



Depuis les Sumériens et les Accadiens, de nombreux peuples écrivirent la longue histoire des pays situés entre les deux fleuves, le Tigre et l’Euphrate. Ces vallées de limon et d’argile ne pouvaient manquer leur destinée.

La langue syriaque

Parmi ces peuples, brillèrent les Syriaques. Qui étaient-ils ? Les héritiers des antiques Assyriens, Babyloniens, et aussi des Araméens, installés en Syrie, en Mésopotamie.

Les Syriaques (en arabe : suryan) formaient en effet un peuple, avec son histoire, sa religion chrétienne, sa culture, sa langue, le parler araméen Au Veme siècle, ils se divisèrent en deux branches.

Les Syriaques orientaux, dits « nestoriens », s’étaient établis surtout en Mésopotamie et en Iran.

Les Syriaques occidentaux comprenaient les « Jacobites », qui résidaient en Syrie, en Haute Mésopotamie, et les Maronites du Liban.

La langue syriaque était un dialecte de l’araméen. Langue sémitique, l’araméen fut diffusé dans le Proche-Orient au premier millénaire avant notre ère. Quand les Perses Achéménides prirent Babylone en 539, ils l’imposèrent comme langue officielle de leur empire. A l’époque hellénistique, qui commença à la mort d’Alexandre en 323, le grec supplanta l’araméen, mais celui-ci se diversifia en dialectes, qui témoignaient de l’opposition à la langue des colons et de la persistance de la culture indigène. Le syriaque se développa autour d’Édesse, capitale d’une région, l’Osrhoène.

Au début de l’ère chrétienne apparurent, dans cette région d’Édesse, les premiers écrits en syriaque. Il s’agissait d’inscriptions rupestres ou gravées sur des stèles. Vers la fin du deuxième siècle, la langue et la culture syriaques commencèrent à rayonner aussi à Nisibe1, à Arbèles, à Séleucie-Ctésiphon.

L’écriture syriaque utilisait un ancien alphabet, consonantique, dérivé du phénicien. Après le cinquième siècle, elle se modifia, s’arrondit, et fut dite “estranghelo”. Elle favorisa l’éclosion d’une littérature d’expression chrétienne.

Les Syriaques vécurent au cœur de l’Orient. Ils habitèrent dans des villes importantes, Antioche, Édesse, Amid, Sarug, Samosate. Ils se trouvèrent en contact avec les Grecs puis avec les occupants romains, héritiers des Grecs en Orient. Ils gardèrent leur langue syriaque, leurs coutumes propres.

Les philosophes syriaques

Comme des athlètes sur le stade, les philosophes syriaques, dès le IIeme siècle, célébrèrent la flamme du savoir.

Humbles et altiers, ces Syriaques appartenaient à « l’intelligentsia », composée surtout de moines, prêtres et prélats, tels Proba, Sergius de Rash’aina, Georges, l’évêque des Arabes, Timothée Ier, Bar Hébreus, Abdisho de Nisibe. Les secrétaires, les médecins laïcs les rejoignirent bientôt. Les noms de Honayn Ibn Ishaq, Ishaq Ibn Honayn, Hobaysh, Mattâ Ibn Yunis, Yahya Ibn Adi, Ibn Zura, Ibn Suwar, pour ne citer que ceux-là, brillent encore, telles les pierres précieuses du jardin d’Aladin, le héros des Mille et Une Nuits.

Les Syriaques de la Mésopotamie et de la Syrie tentèrent de résoudre les grands problèmes de la philosophie et de la religion. Pour cela, ils regardèrent vers la Grèce, qui avait développé la science, la philosophie, inventé une méthode de raisonnement, créé une haute civilisation.

Les Syriaques voulaient approfondir l’héritage de l’Antiquité grecque. Très tôt, ils se procurèrent, par l’intermédiaire d’écoles, comme celles d’Antioche, de Nisibe et d’Édesse, des œuvres philosophiques et scientifiques grecques. Ils commencèrent à enseigner des éléments de la logique aristotélicienne qui servaient à l’exégèse des textes religieux. Les élèves pouvaient venir dans ces écoles et guérir de la pire des maladies, celle de l’ignorance. Ils y développaient leur intellect, le don le plus précieux fait à l’homme, avec la liberté. Ils entrevoyaient le visage étincelant de la Connaissance, sentaient son souffle caressant et fertile. Ce savoir se trouvait au centre de la vraie vie qu’ils recherchaient.

Les Syriaques traduisirent, dans leur langue, des parties de l’Organon d’Aristote (384-322 av. J.-C.). C’était un ensemble logique composé de six traités. Ils firent passer du grec en syriaque quelques ouvrages du fameux médecin de Pergame, Galien (131-201 apr. J.-C.)

Beaucoup de livres philosophiques grecs furent transmis aux Arabes, après la Conquête, par l’intermédiaire de lettrés chrétiens syriaques, qui jouaient le rôle de traducteurs, commentateurs, abréviateurs, lexicographes et oeuvraient dans l’entourage des califes ‘abbassides de Bagdad. Le plus célèbre d’entre eux fut sans doute Honayn Ibn Ishaq (808-873.)

Les Syriaques achevèrent de traduire l’Organon, la Physique et l’Éthique d’Aristote.

Vers 1045, le « Pays entre les deux fleuves » fut dominé par les Turcs Seldjoukides. Les érudits syriaques poursuivirent leurs études philosophiques, commentèrent Aristote, dialoguèrent avec les musulmans, composèrent des encyclopédies.

Au XIIIeme siècle, les Mongols arrivèrent en Mésopotamie. Plusieurs tribus avaient été converties au christianisme nestorien par les missionnaires. Nonobstant les prises de villes et les violences, des savants syriaques rayonnèrent à cette époque troublée.

Les traductions

Durant tous ces siècles, les Syriaques restèrent fidèles à l’idéal grec, dans son exaltation de l’homme fondée sur la beauté, la culture, la grandeur. Pour la Bible, n’avait-il pas été créé à l’image de Dieu ?

Ces savants furent riches d’idées, subtils, curieux aussi des cultures babylonienne, persane, indienne, arabe, et doués d’une belle force d’assimilation. Ils s’intéressèrent à l’astronomie, à la physique, à la métaphysique, à la rhétorique. Ils lièrent la médecine à la philosophie. L’une avait pour sujet le corps de l’homme, l’autre l’embellissement de son esprit et de son âme. La philosophie étudiait l’essence des choses. La logique servait à expliquer les notions théologiques, elle restait l’instrument des sciences.

Empruntée d’abord par Hibas, la longue route de la traduction des œuvres grecques anciennes sinua en Orient, au rythme de tous ces voyageurs zélés, du grec au syriaque puis du syriaque à l’arabe.

Les Syriaques traduisirent divers auteurs, comme Platon, Nicolas de Damas, Galien, Alexandre d’Aphrodise, Porphyre, Thémistius. Ils se consacrèrent principalement à l’étude d’Aristote, ouvrant une nouvelle voie de recherche. Ils ne se bornèrent pas à transmettre l’héritage scientifique et culturel grec sans le trahir. Avec volonté, persévérance, ils l’approfondirent, le commentèrent, l’abrégèrent, l’enrichirent; ils y mirent leur génie propre. Ils se révélèrent d’excellents copieurs, traducteurs, exégètes et critiques. Ils illustrèrent cependant l’unité profonde de la pensée humaine, en se vouant à l’interprétation d’Aristote.

Les savants syriaques connurent le grec et utilisèrent en syriaque un vocabulaire philosophique et scientifique relevant de la logique aristotélicienne. Ils constituèrent, plus tard, des lexiques syriaco-arabes. Ils enrichirent la langue arabe, qui servit à transmettre, au monde musulman, la philosophie et la science grecques.

Freinés par la doctrine de l’Église chrétienne, ces savants remplis de clarté n’osèrent pas inventer un système philosophique original du monde.

Il se trouva parmi eux, cependant, des esprits plus indépendants pour tenter d’éclairer le rapport entre science et religion Paul le Perse osa dire que la science était supérieure à la foi. Ibn Suwar, essaya d’accorder le dogme et la philosophie.

Les Syriaques aujourd’hui

Aujourd’hui, les Syriaques, qui n’ont pas disparu dans la tourmente de la guerre de 1914-18, vivent au Moyen-Orient. D’autres Syriaques ont fui vers les pays d’émigration, États-Unis, Europe, Australie, ils sont au nombre deux millions environ. Ils peuvent sembler déroutés et sans rêve. Ils oublient parfois qu’ils tiennent une lampe à la main, leur patrimoine culturel.

Ici et là, des intellectuels épris de liberté, poursuivent l’étude des sciences et de la philosophie.Ils retournent à l’Orient rosé et à sa sagesse ancienne. Ils entretiennent leur mémoire collective, base de leur identité.

J’ai recueilli l’héritage des philosophes syriaques. J’ai cru à l’importance de la philosophie. J’y crois toujours. N’est-elle pas un art de penser, de mieux vivre ? Ne permet-elle pas de mener une existence plus intelligente, plus éclairée, plus harmonieuse ?