dimanche 13 avril 2008

L’aspect pluriculturel de la société arabo-musulmane

Le cas de l’Irak

La société arabo-musulmane, dès son origine, a été multiculturelle, irriguée par les cultures des divers peuples qui la composaient.

Le cas de l’Irak est révélateur. Dès la création de l’État d’Irak en 1921, ses différents peuples, Arabes, Kurdes, Assyro-Chaldéens et Turkmènes participèrent à la Renaissance, la Nahda ; de même ses différentes communautés religieuses, musulmanes, chrétiennes et juives contribuèrent à donner un élan à cette Nahda. L’exemple des chrétiens fut caractéristique et leur apport très fort.

Voici cinq pionniers de cette Renaissance :

Anastase al-Karmali (1866-1947)

Savant, polyglotte, homme de lettres, il naquit en 1866 à Bagdad d’un père libanais Mikaël Awad et d’une mère irakienne, Myriam Austin Wasmi-Patros. Il entra à l’école des Carmes. Il enseigna la langue arabe, notamment aux membres de la communauté française à Bagdad. En 1886, il se rendit à Beyrouth, compléta sa formation universitaire chez les Pères jésuites, apprit le latin et le grec. Il rencontra au Liban les grands pionniers de la Nahda, Ibrahim, Nassif, al Yazagi, Ahmad Faris Chadiak, Adib Isaac.

Anastase vint encore étudier deux ans en Belgique, et devint carme, près de Liège. En France, il rejoignit les Carmes de Montpellier et passa six autres années à étudier la philosophie, la théologie, la linguistique. En 1893, il fut ordonné prêtre et prit le nom d’Anastase Mari al-Karmali.

Anastase al-Karmali rentra ensuite à Bagdad. Il fut nommé directeur général de l’École des Carmes. Il eut pour mission d’enseigner la langue arabe et la langue française pendant quatre ans. Polyglotte, il connaissait aussi l’anglais, l’arménien, et le persan. Il se donna totalement à la recherche et à l’écriture, fonda la célèbre revue mensuelle intitulée « La langue des Arabes » Lugat al-arab, pour promouvoir la langue et la culture arabes. Autour de lui se forma un véritable cercle d’intellectuels, philosophes, linguistes, écrivains irakiens. La renommée de ces majalis du vendredi devint régionale et internationale, touchant les pays arabes L’on y traitait la langue, la littérature et la philosophie arabes et l’on mettait par écrit les débats, en vue d’une publication.

En 1911, Anastase al-Karmali fut élu membre du conseil des orientalistes allemands. En 1920, il devint membre de l’Académie arabe à Damas. Il conseilla le ministre de l’Éducation de l’Enseignement supérieur pour les programmes et les traductions. Il fut encore élu membre de l’Académie scientifique de Bagdad.

Parmi ses écrits, signalons le premier ouvrage en 1911, L’histoire de Bagdad, depuis sa fondation jusqu’en 1495. Indiquons un autre ouvrage, L’histoire de la Mésopotamie en deux volumes et des centaines d’articles dans toutes les revues et tous les magazines de l’époque. Son ouvrage le plus célèbre est le dictionnaire de la langue arabe Al-Musaïd. Il mourut à Bagdad en 1947, et son corps repose encore aujourd’hui dans le couvent des Pères carmes.


Raphaël Batti (1901-1956).

Il naquit à Mossoul en 1901. Il fit ses études chez les Pères dominicains de la ville et en 1914, enseigna à l’école privée des Syriaques orthodoxes. Il approfondit alors la langue syriaque. Puis il partit à Bagdad, entra à l’Éducation nationale et écrivit un premier ouvrage, « La littérature contemporaine », en deux volumes. Raphaël s’orienta ensuite vers l’activité politique, adhéra au parti national démocratique irakien, dirigé par le célèbre Kamil al-Jaderji. Il fut élu parlementaire en 1935. Son mandat fut renouvelé six fois. En 1950, il fut nommé vice-directeur du Ministère de l’Intérieur. En 1953, il devint ministre dans le gouvernement de Fadel al-Gamali. Il mourut le 10 avril 1956 d’une crise cardiaque.

Raphaël Batti est le fondateur, en 1929, du célèbre journal « Al-Bilad » (Le pays). Écrivain prolifique, haut fonctionnaire, pionnier, il donna ses lettres de noblesse au journalisme. Il créa quatre autres journaux, Saout al-Iraq, « La voix de l’Irak », en 1930 ; le journal « Al-Jihad » ; « Al Khabar », en 1931, et enfin « Al-Rabï ‘ ».

Son fils, Faïq Batti, un célèbre auteur et journaliste, publia une encyclopédie des journaux irakiens depuis la création de l’État irakien.

Myriam Narmi (1890-1966)

Elle fonda le premier journal féminin en Irak, intitulé Fatat al-Arab, « La jeune fille arabe ». Elle était chaldéenne, originaire de la ville de Tell-Kaif. Elle fréquenta beaucoup les salons littéraires, les Majalis du vendredi du père Al Karmali. Elle commença à publier plusieurs articles dans la revue Lugat al-arab. Myriam voulut libérer la femme de l’ignorance, de l’obscurantisme, et des traditions archaïques grâce à l’éducation et au savoir, et lui permettre de jouer son rôle dans la société. Elle mit sa plume au service de cette noble cause.

Yousif Qelayta ( ?-1955)

Ce célèbre Assyrien naquit dans le village Mar Bicho, près de la frontière turco iranienne. Il fit ses études à l’école protestante d’Urmia. Il alla s’installer, dès 1920, à Mossoul, capitale de ce villayet. Rapidement, il créa une imprimerie en langues syriaque et arabe et commença à publier un nombre important de textes syriaques, comme les ouvrages d’Abdischo de Nisibe (Le paradis d’Eden), des textes de Narsaï et de Bar Hébraeus.

Yousif Qelayta fonda, dès 1921, l’École assyrienne de Mossoul, ouverte aux jeunes hommes comme aux jeunes femmes. L’enseignement était donné en langue syriaque, en anglais et en arabe. L’école devint un foyer culturel pour la formation d’élèves ouverts à la modernité, appelés à jouer un rôle important dans le futur État d’Irak.

Gorgis Awad (1908-1992)

Auteur fécond, bibliographe, il fut porté dès sa jeunesse vers l’amour du livre. Ce nouvel Ibn Nadim enrichit de précieuses acquisitions (15 000 ouvrages et manuscrits) sa bibliothèque.

Il naquit à Mossoul en 1908, dans une famille syriaque orthodoxe. Son père était Hanna al-Awad, un fabricant de luths. Il étudia à Bagdad, devint instituteur et travailla dix ans. Il fut ensuite muté à la Direction des Antiquités irakiennes et rapidement, fut nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Dotée de 804 volumes, il l’enrichit de 60 000 titres. Il rencontra en 1935 Anastase al-Karmali, et devint son fidèle adepte, son élève, son fils spirituel pour la culture.

Gorgis commença à faire paraître des articles dans la revue Al Mktaba. Il écrivit plus de 410 articles, commentaires, études et ouvrages. Dans le domaine des livres, il publia 60 ouvrages, dont le célèbre « Un monument antique en Irak., le couvent de Rabban Hormuz », en 1934. Il corrigea et édita une dizaine de manuscrits musulmans classiques publiés en Occident au XIXeme siècle. Il passa 60 ans de sa vie à travailler ainsi, avec un esprit de rigueur et de précision, donnant les références. Son frère Michael Awad (1912-1995), un autre érudit, le soutint.

Il y a quelques années, un professeur irakien, Atya, son ancien élève, réunit les ouvrages de Gorgis Awad en six volumes et les publia à Beyrouth, en signe de reconnaissance.

Il y eut d’autres chrétiens qui s’adonnèrent à faire connaître et développer les sciences arabes. Ils furent à l’origine de la Nahda, la Renaissance arabe en Irak, qui eut une répercussion dans l’ensemble des pays arabes. Ils s’illustrèrent dans les domaines de la peinture, poésie, musique, du théâtre, du cinéma.

Les guerres en Orient et en Mésopotamie

Sixième et septième siècles

Quatre chroniques syriaques très anciennes évoquent pour nous les guerres qui dévastèrent, au sixième et au septième siècle, la région de la Syrie et de la Haute Mésopotamie.

Les deux grands empires, byzantin et perse, se heurtaient violemment au cours de guerres meurtrières qui ravageaient particulièrement les régions frontalières, si riches et si prospères.

La guerre était le fléau universel, la force aveugle, triomphante.

Un nouveau conflit éclata en l’an 502. Il tirait ses origines de faits plus lointains, qui se déroulèrent à la fin du troisième siècle.

Nisibe fut prise par les Romains en 297. Après la défaite et la mort en Orient de l’empereur Julien, elle fut rendue aux Perses en 363, pour 120 ans. Ils en percevaient les taxes.

La Perse et Byzance durent s’unir par un traité diplomatique contre les ennemis qui les menaçaient, Barbares ou Huns. Ensuite, le Roi des Rois Pérôz reçut souvent de l’argent des Romains pour soumettre la tribu turco-mongole des Huns Hephthalites. Bien que 120 ans aient passés, il ne restitua pas Nisibe à l’empereur d’Orient et d’Occident, Zénon, établi à Constantinople (474-491). En 484, Pérôz disparut en combattant les Huns. Son frère Balâsh monta sur le trône, puis Kawad, fils de Pérôz. (488-497; 499-531.)

A l’avènement de l’empereur Anastase, en 491, Kawad, au lieu des paroles de paix et de salutation d’usage, lui envoya un mot pour lui réclamer le tribut et le menaça de guerre. Anastase, irrité par la conduite malveillante du souverain perse refusa de lui envoyer l’argent, car il en avait besoin pour continuer les guerres de l’empire contre les Germains et les Blemyes (une race éthiopienne) Il le pria de lui restituer Nisibe :

“Et aussi, au lieu [d’envoyer]des paroles de paix et de salutation comme il devait le faire, et au lieu de se réjouir avec lui du commencement de la souveraineté qui lui avait été nouvellement accordée par Dieu, il irrita l’esprit de l’empereur croyant Anastase par son langage orgueilleux et sa mauvaise intention. L’empereur vit qu’il avait rétabli la méprisable hérésie mazdéenne appelée Zarâdushtienne. Celle-ci enseignait la mise en commun des femmes; chacun pouvait avoir une liaison avec qui lui plaisait. Il apprit qu’il avait porté préjudice aux Arméniens qui étaient sous sa domination, parce qu’ils ne voulaient pas adorer le feu. Pour cette raison, il le méprisa et ne lui envoya pas l’argent, mais lui fit parvenir un mot disant : « De même que Zénon qui régna avant moi, ne te l’envoya pas, moi non plus, je ne veux pas te l’envoyer, jusqu’à ce que tu me restitues Nisibe ; car elles ne sont pas insignifiantes les guerres que j’ai à poursuivre contre les barbares qui sont appelés Germains, Blemyes et beaucoup d’autres : et je ne veux pas négliger les troupes grecques et ravitailler les tiennes. ” (Chronique de Josué le Stylite, § 20 )


Kawad avait rencontré un nouveau prophète et réformateur, Mazdak, le fils de Bâmdâdh qui était le disciple de Zarâdusht. Mazdak prônait l’abolition des privilèges, la mise en commun des biens et des femmes, un mariage plus libre. Le roi lui avait accordé sa confiance. Il voulait briser, grâce à cette doctrine, la puissance des nobles mais ceux-ci conspirèrent contre lui, à cause de ses lois “sociales”, jugées perverses. Kawad fut détrôné, enfermé dans une forteresse. Il s’évada, se réfugia chez les Huns Hephthalites. Il reprit le pouvoir en 499, grâce à l’aide de ces Huns. Il réprima le mouvement trop violent des Mazdakites ou Zarâdushtakhân. Il désirait toujours faire la guerre aux Romains et se préparait.

Un beau jour du mois d’août 502, Kawad, rassembla ses forces et franchit la frontière du territoire romain.

L’équilibre cosmique fut rompu, comme l’annonçaient l’éclipse de soleil, la sécheresse, prélude au désastre, l’apparition d’une étoile en forme de lance ou d’une comète.

L’équilibre politique de l’Empire romain d’Orient vacilla aussi. Les Romains résolurent de triompher de la force aveugle de l’ennemi, de combattre pour la paix, la vertu, le rétablissement de l’ordre.

La guerre romano-perse éclata. Theodosiopolis, en Arménie, (aujourd’hui Erzurum), fut pillée et brûlée.

Le 5 octobre Kawad alla camper près de la cité d’Amid qui résista.



Le siège d’Amid

Amid, l’actuelle Diyarbakir, au sud-est de la Turquie, était située au nord-est d’Edesse, sur la rive gauche du Tigre supérieur.

Petite ville de l’empire assyrien, elle fit partie de l’ancienne Perse, du royaume des Séleucides et de l’Empire romain où elle eut peu d’importance. Comme elle était située à la frontière romano-perse, elle fut disputée entre les Romains et les Perses. Le fils de l’empereur Constantin, Constance, la fit rebâtir en 348. Au sixième siècle, Justinien l’entoura d’une nouvelle et sombre enceinte fortifiée, bâtie en pierres basaltiques. La cité était dotée d’églises, de monastères, et constitua le siège d’un épiscopat.

Le siège d’Amid dura 97 jours. Les Perses prirent la ville par une nuit froide et pluvieuse de janvier 503, ils ravagèrent la cité, commirent des atrocités :

“Ils laissèrent une garnison de 3000 hommes et descendirent vers les montagnes de Shîgâr [Sindjar]. Afin que les Perses qui restaient-là ne fussent pas importunés par l’odeur des cadavres amidéens, ils les emportèrent dehors et les empilèrent par monceaux à l’extérieur de la porte nord. Le nombre de ceux qui furent sortis par la porte nord dépassait 80 000; sans compter ceux qu’ils firent sortir encore vivants, et lapidèrent en dehors de la ville et ceux qu’ils poignardèrent au sommet du bélier qu’ils avaient construit, et ceux qui furent jetés dans le Tigre (Deklath), et ceux qui moururent par toutes sortes de morts, au sujet desquelles nous sommes incapables de parler. » ( Ibidem, § 53)

Kawad, que Josué le Stylite jugeait comme un homme méchant, rusé, sans parole, indigne de porter le titre de roi, se dirigea ensuite vers la place forte d’Edesse.

Le siège d’ Edesse

Edesse, en grec, Urhâi chez les Syriaques fut fondée par Séleucos, lieutenant d’Alexandre le Grand, aux environs de l’an 300 avant notre ère, sur le site d’une ancienne cité de la Haute Mésopotamie. Il lui donna ce nom caressant en souvenir de l’Edesse de Macédoine, chère à ses soldats, bruissante de fontaines et de sources curatives.

Edesse se dressait au milieu d’un plateau fertile, défendue à l’ouest par les contreforts des montagnes du Taurus. Une vingtaine de ruisseaux l’arrosaient. Comme les chroniques syriaques le mentionnent, la rivière Daisan, qui la traversait et la rafraîchissait, débordait trop souvent.

Une dynastie, dont les princes portaient les noms d’Abgar et de Manou, régna à Edesse, de 69 environ avant Jésus-Christ, à l’année 213, date où l’empereur Caracalla en fit une colonie romaine.

Selon les traditions, Edesse n’était-elle pas l’une des premières cités passées au christianisme, grâce au zèle de l’apôtre Addaï, l’un des soixante-dix disciples de Jésus ? Les échanges commerciaux se développèrent, la nouvelle religion se propagea. Les marchands égyptiens, phéniciens, syriens, arabes et juifs passaient par la ville, car elle était située au carrefour des pistes caravanières, et elle constituait une étape importante sur la Route de la soie.

Au deuxième siècle, la ville devint la patrie du célèbre philosophe syriaque Bardesane (154-222). A la croisée des courants culturels, elle demeura le berceau de la langue et de la culture syriaque. Nisibe et Antioche la relayèrent ensuite.

Edesse abrita la fameuse Ecole des Perses, fermée par l’empereur romain Zénon en 489.

Le nom de la ville d’Edesse s’entourait de mystère, et de légende, car elle protégeait des reliques célèbres, la lettre que le Christ aurait écrite au premier roi chrétien, Abgar V (9-46 après J.-C.) dit Oukama, le Noir, qui régnait à Edesse, et le portrait miraculeux de Jésus imprimé sur un linge. Josué voyait en Edesse la cité du Christ lui-même, qui aurait promis jadis au roi Abgar que sa ville serait bénie et qu’aucun ennemi n’aurait jamais pouvoir sur elle.

Édifiée selon un plan régulier, Edesse était entourée de remparts crénelés. Au sixième siècle, six portes gardaient l’accès à la petite place forte.

Les pèlerins affluaient dans la cité, découvrant sa rue principale ornée de portiques à colonnes, de boutiques, ses maisons construites de pierres et de chaux, ses jolies places, ses jardins. Il y avait encore un hippodrome, un théâtre, deux bains publics, un d’hiver et un d’été, un hôpital, près de l’évêché, un grenier à céréales, des palais, des églises et, aux alentours de la ville, des hostelleries et des monastères. Les gens d’Edesse faisaient preuve d’un zèle aigu pour défendre leur foi.

Josué le Stylite raconta comment les Edesséniens, dès le six septembre, se préparèrent au siège, rasant les monastères, les hostelleries proches des remparts, mais situées en dehors de la cité, coupant les haies des jardins, les arbres, ramenant pieusement des églises extérieures les précieuses reliques des martyrs.

Le mercredi dix-sept septembre, Kawad et une nombreuse armée vinrent camper devant les murailles d’Edesse :

“Les portes de la cité restaient ouvertes, mais les Perses étaient incapables d’entrer dans la ville à cause de la bénédiction du Christ. Au contraire, la peur tomba sur eux, et ils restèrent à leurs postes, nul ne combattant avec eux, depuis le matin jusqu’à la neuvième heure. Alors, certains [Edésseniens] sortirent de la cité et se battirent avec eux; et ils tuèrent beaucoup de Perses, mais il ne tomba qu’un seul homme parmi eux.” (Chronique de Josué le Stylite, § 60)


Si les Perses superstitieux avaient si peur de franchir les portes d’Edesse, c’était à cause de la promesse du Christ. Cette promesse constituait le plus puissant des remparts, un gage d’invincibilité.

Kawad demanda des otages et la somme de 2000 livres d’or, pour lever le camp. Comme il ne recevait pas l’argent promis dans le délai voulu, il revint assiéger Edesse le 24 septembre, mais rencontra une vraie résistance :

“Alors Kawad devint furieux, et arma les éléphants qui étaient avec lui. Il se mit en route, lui et son armée, et vint de nouveau se battre contre Edesse, le 24 du mois de Ilûl (septembre) , un mercredi. Il entoura la cité de tous côtés, plus que la première fois, toutes ses portes restant ouvertes... Ses légions étaient assez hardies pour tenter d’entrer dans la cité; mais quand elles s’approchèrent des portes, comme un monticule de terre lavé, elles furent humiliées, et refoulées et rebroussèrent chemin. A cause, cependant, de la rapidité de la charge de la cavalerie, les frondeurs, parmi eux, se mêlèrent cependant; et bien que les Perses tirassent des flèches, et que les Huns brandissent des massues, et les Arabes levassent des épées vers eux, ils étaient incapables de faire du mal à un seul d’entre eux.” (Ibidem, § 62)


La cité résista d’une manière étonnante, elle était toujours protégée par la promesse de Jésus. Les gens échappèrent miraculeusement au sort des habitants d’Amid, tués, ou emmenés en captivité par Kawad.

Les Perses, incapables de se rendre maîtres de la cité bénie, s’en allèrent; ils mirent le feu à l’église de S.Serge, à l’église des Confesseurs, et à tous les couvents qui étaient restés debout à Edesse. Ils se retirèrent vers l’Euphrate.


La famine à Amid

Les Romains, plus tard, allèrent camper devant les murs d’Amid, afin d’en chasser la garnison perse.

La famine, en ces années 504, 505 accablait les habitants de la ville qui avaient échappé à l’épée.

Les Perses, craignant qu’ils ne livrent la cité aux Romains, rassemblèrent les hommes dans l’amphithéâtre, où ils moururent de faim. Ils donnèrent un peu de nourriture aux femmes qui servaient à leurs plaisirs, mais quand la nourriture se fit rare, ils les laissèrent sans subsistance. Alors, à bout de forces, écrit Josué qui craignait de n’être pas cru par ses futurs lecteurs, elles devinrent anthropophages. Avec une voracité peu regardante, elles mangèrent aussi des semelles :

“De nombreuses femmes alors se rencontrèrent et conspirèrent; elles prirent l’habitude d’aller dans les rues de la ville, le soir ou le matin, à la dérobée. Et quelle que fût la personne qu’elles rencontraient, femme ou enfant ou homme, avec laquelle elles étaient de force à lutter, elles l’entraînaient de force dans une maison, la tuaient et la mangeaient, soit bouillie, soit rôtie. Quand la chose fut trahie par l’odeur de rôti, et parvint à la connaissance du général (marzebân) qui commandait la ville, il fit un exemple ; il mit à mort beaucoup d’entre elles et menaça les autres en paroles, afin qu’elles ne fissent plus cela et ne tuassent plus personne. Il leur donna la permission de manger les morts, ce qu’elles firent ouvertement, mangeant la chair des morts; celles qui restaient piquaient des chaussures et de vieilles semelles et autres choses répugnantes dans les rues et les cours et les mangeaient ” (Chronique de Josué le Stylite, § 77)


Des pourparlers s’échangèrent ensuite entre les Romains et les Perses. Le traité de paix fut signé en 506. Le 28 novembre, Celerius, le magister, arriva à Edesse et les habitants, jeunes et vieux, les membres du clergé vinrent à sa rencontre avec des cierges et tous entrèrent dans la cité avec une grande allégresse. Il y demeura trois jours et donna au gouverneur une somme de 200 dinars pour la distribuer en présents.

"Les habitants de la cité l’escortèrent, lui chantèrent des louanges, à lui et à celui qui l’avait envoyé. Ils se réjouissaient de la paix qui avait été faite, et ils jubilaient dans la délivrance des malheurs subis, qu’ils goûteraient désormais. Ils dansaient de joie à l’espoir des bonnes choses qu’ils espéraient avoir, et louaient Dieu, qui dans sa bonté et sa grâce avait jeté la paix sur les deux royaumes." (Chronique de Josué le Stylite, § 100 )


Chosroes Ier prend Antioche

Les deux empires connurent quelques années de paix. En l’année 532, le nouveau roi perse Chosroes Ier Anoshirwan (531-579), fils de Kawad, signa un traité de paix “éternelle” avec l’empereur Justinien, (527-565), mais il le dénonça en l’an 540. Ses armées victorieuses guerroyèrent en Syrie, rasèrent Antioche, la grande ville de l’empire romain d’Orient, qui venait d’être reconstruite par Justinien, après un terrible tremblement de terre.

Antioche (Aujourd’hui Antakya), la troisième ville de l’empire après Constantinople et Alexandrie, était située sur la rive gauche de l’Oronte, au pied des monts Sylpius et Stauris, au centre d’une plaine plantée de figuiers, d’oliviers, de cyprès.

Elle avait été fondée vers 300 avant Jésus-Christ par un ancien lieutenant d’Alexandre, Séleucos, qui lui avait donné le nom de son père, Antiochos. Il l’avait bâtie, sur un plan régulier, et l’avait divisée en quatre quartiers. De larges rues bordées de portiques, sous lesquels se promenait la foule des badauds, se recoupaient.

Antioche était devenue la capitale des Séleucides et un grand centre de l’Orient hellénistique.

Les Romains la conquirent en 64 avant Jésus-Christ.

Christianisée de bonne heure, elle abrita la première communauté chrétienne et devint ensuite le siège d’un vaste patriarcat.

A cette époque-là, la ville, dominée par sa citadelle, entourée de remparts, et de jardins, ne ressemblait à aucune autre. Une douce lumière, rose et or, effleurait le dôme de la grande église, bâtie par Constantin le Victorieux, sans pareille sur le territoire des Romains, elle caressait la façade du palais impérial, les belles maisons à étages et les somptueux monuments, dont les murs étaient incrustés de dalles de marbre blanc. Elle dansait sur les places ornées de statues, se jouait dans l’eau claire des fontaines.

Antioche s’enorgueillissait de théâtres, de portiques, de boutiques bien achalandées, de bains, d’une bibliothèque et d’un hippodrome, où se disputaient les courses de char et les factions rivales, comme à Constantinople. Les caravaniers, portant l’encens et les épices de l’Arabie, y faisaient étape, et s’égaraient parfois le soir dans les sombres ruelles de son quartier chaud, à l’ambiance animée.

C’était une métropole grande et réputée, la rivale d’Alexandrie, un centre religieux, culturel et économique important, car elle se trouvait au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Elle conservait une école de théologie. Sa flotte marchande naviguait sur l’Oronte jusqu’à la mer.

Antioche comptait probablement 300000 habitants. Elle était accueillante pour les étrangers. Des Grecs, des Syriens, des Juifs, teintés de culture hellène, composaient sa population. Dans les campagnes, autour de la ville, où s’élevaient de grands monastères, les gens parlaient le syriaque.

Antioche incendiée

Jean d’Asie nous fait le récit de la guerre menée par les Perses de Chosroes, qui asservirent cette superbe ville :

“Ils soumirent, pillèrent et asservirent jusqu’à la grande ville d’Antioche et ils l’encerclèrent. Et parce qu’elle avait été fortifiée pour qu’elle combatte contre lui, (le Perse) la vainquit, la dévasta et la soumit, il l’incendia et l’envoya en exil et la détruisit aussi jusqu’à ses fondations. Et ils enlevèrent aussi jusqu’aux pelecus [ sortes de dalles de marbre, décoratives.. ] de marbre blanc qui étaient incrustés sur les parois et dans les maisons, et tout entière, ils l’emmenèrent en captivité, ainsi que toutes les autres et le Perse retourna dans son propre pays”


(Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 68 )

Chosroes parvint jusqu’à Edesse, mais, heureusement, ne la prit pas, comme le narre la Chronique d’Edesse :

“Cette même année, au mois de Îyâr (mai), Chosroes, roi des Perses, mit fin à la trêve, envahit les territoires des Romains, dévasta Shura, Alep et Antioche. Il s’empara aussi d’Apamée, et poussa au retour jusqu’à Edesse. Mais par la grâce de Dieu, et sa protection, il ne causa aucun dommage à la ville : ayant reçu deux livres d’or qui lui furent pesées par ses premiers citoyens, il retourna dans sa patrie.” (Chronique d’Edesse, CV)


La paix fut signée en 562 pour cinquante ans. Justinien devait verser aux Perses un gros tribut.

Selon Procope, historien de l’empereur Justinien, les habitants d’Edesse, au sixième siècle, placèrent sur la porte de la ville, une reproduction de la fameuse lettre échangée entre Abgar et Jésus. La parole du Christ gardait toujours Edesse, son image repoussait l’ennemi comme un talisman.

Chosroes II

En 591/592, Chosroes II (590-628), petit fils de Chosroes Ier Anoshirwan, en lutte contre le général usurpateur Bahrâm, obtint l’aide de l’empereur romain Maurice.

En 602/603, après l’assassinat de Maurice par un officier subalterne, Phocas, Chosroes II, sous prétexte de venger son beau-père et protecteur, envahit avec ses troupes la Haute Mésopotamie, l’Arménie romaine. La guerre se ralluma, pour environ vingt ans.

La promesse de Jésus, rempart d’Edesse, resta crédible jusqu’au début du septième siècle, où la cité bénie tomba aux mains de Chosroes II :

“L’an 916 (604-605), Edesse fut prise”, note d’une manière concise le Pseudo-Denys.. (Chronique du Pseudo-Denys, P. 3)


Grande fut la douleur des habitants. Les Perses s’emparèrent d’autres villes, Antioche, en 924 (612-613), puis Jérusalem, Alexandrie.

Byzance prit l’offensive. Déjà Héraclius, fils de l’exarque de Carthage, avait renversé le tyran Phocas en 610, et s’était fait couronner à Constantinople. Il écrivit à Kosrau pour demander la paix; mais celui-ci la lui refusa.

Héraclius leva donc une armée et poursuivit les combats. Il reprit Edesse en 940 (628-629), et obligea les Perses à lui restituer toutes leurs conquêtes. Courte victoire. Les Arabes entrèrent dans les murs de la ville une dizaine d’années plus tard.

Ces premières chroniques syriaques nous content les guerres qui secouèrent le Proche-Orient du cinquième siècle au septième siècle. Elles nous instruisent sur l’organisation militaire, le commandement, la hiérarchie : Magister militum ou Astabîd, les chefs d’état major romain et perse, les généraux, les officiers, les cavaliers, les fantassins, les archers, les frondeurs. Des mercenaires font partie des armées, les Goths et certaines tribus arabes chez les Romains, les Huns et d’autres tribus arabes chez les Perses.

Les textes nous renseignent sur l’importance des effectifs, l’équipement des guerriers, casques et boucliers, l’armement, épées, lances, javelots, haches, massues, arcs et flèches. Ils nous décrivent les engins de sièges, béliers, rampes en terre, échelles; ils nous parlent des ruses de guerre pour prendre une ville, des pillages fréquemment pratiqués, du butin, des déportations massives de populations, comme lors de la prise d’Antioche par Chosroes Anoshirwan.

Les récits tentent de légitimer théologiquement la guerre, moteur de l’histoire. C’est toujours Dieu qui remet le pouvoir à un roi, à un chef, il lui donne la victoire et permet sa domination sur un territoire. Un nouvel ordre est alors instauré, plus favorable à l’équilibre du monde.

Le souci de transmission

Quels étaient les buts des chroniqueurs syriaques en écrivant ces suites de malheurs, qu’ils raccrochaient désespérément aux paroles des prophètes bibliques ? Ils désiraient, comme l’écrivait Josué le Stylite, conserver la mémoire de ces temps calamiteux et garder “un mémorial des châtiments”, afin que les générations futures pussent réfléchir, revenir de leur mauvaise conduite. Ainsi seraient-elles épargnées par ces terribles afflictions. C’est ce qu’espérait aussi Jean d’Asie :

“Et pour qui écrirait-il, celui qui écrit ? Alors j’ai pensé qu’il fallait faire connaître et transmettre quelque peu de notre punition par nos écrits, à l’intention de ceux qui viennent après nous... Peut-être eux-mêmes craindront-ils et seront-ils ébranlés ? ” (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 61)


Le Pseudo-Denys eut ce souci de transmission :

“Il est écrit : [Transmettez à vos fils] et encore : [Interroge ton père et il t’instruira; demande à tes ancêtres et ils te raconteront.] ”


Il avait des préoccupations morales, et s’adressa au lecteur :

“ Prend donc garde à toi et crains le Seigneur ton Dieu, de peur qu’il n’envoie sur toi ces afflictions.” (La chronique du pseudo- Denys de Tell-Mahré, P. 2)


Les chroniqueurs nous décrivirent le cours de l’histoire au sixième et au septième siècles, mais ils restèrent tributaires de leurs sources, écrites ou orales. Ils furent les témoins oculaires de certains événements, et purent nous renseigner, avec exactitude et force détails, sur la vie des contrées de la Syrie et surtout de la Haute Mésopotamie. Ils agencèrent leurs matériaux historiques avec un talent littéraire inégal, adoptèrent un système chronologique plus ou moins méticuleux. D’autres sources vinrent confirmer leurs récits.

La vision de l’histoire

Josué le Stylite, Jean d’Asie et les deux autres chroniqueurs avaient adopté une conception dualiste de l’univers où s’affrontaient Dieu et Satan, la vie et la mort, une mort souvent brutale, cruelle.

Les chroniqueurs tentaient de réfléchir à la guerre, rapport violent de forces en présence, pour en chercher les causes et en dénoncer les méfaits. Quels que fussent ses buts, elle n’était pas pleinement juste par ses moyens.

C’était toujours Dieu qui remettait le pouvoir à un roi. Il lui donnait la défaite, ou la victoire et permettait sa domination sur un territoire. Un nouvel ordre était alors instauré, plus favorable à l’équilibre du monde.

Gens du vingtième siècle, nous avons une vision différente de l’Histoire. Nous pensons que Dieu n’intervient plus dans les affaires d’ici-bas. Les fléaux, les guerres liées aux passions humaines, haine, envie, orgueil, volonté de puissance, nous laissent parfois une impression d’éternel et triste recommencement. Ces calamités ne nous semblent pas à la mesure des hommes fragiles qui les affrontent. Les guerres psychologiques et médiatiques peuvent être aussi redoutables.

Nous suivons les luttes des malheureuses victimes, admirons leur formidable courage. Ne semblent-elles pas nous dire : Nous avons tenu le coup et nous sommes encore là ?

Je ne puis, hélas, écarter de mes paupières les épreuves de ces peuples, qui vivaient dans ces provinces orientales de l’empire byzantin, heureusement sauvées de l’oubli grâce aux écrivains syriaques et à leurs alertes plumes de roseau. Leurs écrits ont gardé une valeur inestimable.

Aujourd’hui cette vaste région d’Amid (Diyarbakir), d’Edesse, de Mossoul, d’Antioche a changé de visage. Elle est divisée entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. La population est en majorité musulmane, composée de Kurdes, de Turcs, d’Arabes. Où sont les Chrétiens grecs et syriaques, jadis si fervents ?

Le ciel s’obscurcit de plus en plus, une violente tempête, intolérance, haine, nationalisme exacerbé, se déchaîne sur les montagnes et dans les plaines. Sanglantes guérillas, destructions de centaines de villages par les troupes de ces contrées, famines, se succèdent, la guerre économique menace. Hélas, le cycle des calamités recommence sans cesse.

Les Syriaques croient toujours à un avenir meilleur, même s’il reste obscur.


Sources et Bibliographie des Chroniques Syriaques



1)-La Chronique de Josué le Stylite, fut rédigée entre les années 507 et 518 de notre ère par un auteur ecclésiastique inconnu qui vivait probablement à Edesse ( Urhâi)

La Chronique de Josué le Stylite, composée en syriaque avec une traduction en anglais de William WRIGHT, édition Cambridge 1882, rééditée à Amsterdam, Philo Press, 1968. Traduction française (de quelques extraits) réalisée par Ephrem-Isa YOUSIF.

2)-La Chronique d’Edesse, daterait du troisième siècle pour la première partie, du milieu du sixième siècle pour la deuxième partie.

Chronique d’Edesse, éditée par I. GUIDI, C.S.C.O, Paris, 1903.

3)-L’Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, évêque d’Ephèse, haut personnage de l’église monophysite. Cette histoire universelle à la façon d’Eusèbe de Césarée, allait de Jules César à l’an 585.

Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, la deuxième partie fut traduite en latin par J.-B. CHABOT, Louvain, 1927-1933.

Robert HESPEL la traduisit en français, C.S.C.O, Louvain, 1989. (Cette traduction est utilisée dans notre étude.)

4)-La Chronique du Pseudo-Denys de Tell-Mahré, moine anonyme de Zuqnin, près d’Amid (Diyarbakir), appelée aussi Chronique de Zuqnin, fut composée avant l’an 775. -Chronique de Denys de Tell-Mahré, quatrième partie, publiée et traduite par J.-B. CHABOT, Librairie Emile Bouillon, Editeur, Paris, 1895


Les calamités en haute Mésopotamie

Les Chroniqueurs syriaques nous relatèrent avec beaucoup de clairvoyance et d’amertume les calamités qui fondirent, au sixième et au septième siècle, sur la Haute Mésopotamie.

Ils subirent ces malheurs et en témoignèrent. Ils demandèrent à la mémoire de fixer, d’enregistrer et d’éclairer le passé.

La Haute Mésopotamie à cette époque-là

L’empire romain d’Occident s’effondra en 476 sous les coups des Barbares, Wisigoths, Ostrogoths, Huns. L’empire d’Orient, plus habile, parvint à sauvegarder son intégrité. Il comprenait Chypre, la Crète, l’Asie Mineure, le nord de la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine, l’Egypte.

Constantinople, la nouvelle Rome, occupait le premier rang. La ville connut son âge d’or sous le règne de Justinien (527-565) qui développa une brillante civilisation. Il élabora une oeuvre législative, fondement du droit civil moderne, fit édifier de grands et beaux monuments comme la basilique Sainte-Sophie.

En face de cet empire se dressait la Perse des Sassanides. Elle s’étendait du Khurâsân, en Iran oriental, jusqu’à la Mésopotamie. La capitale était Ctésiphon. Chosroes Ier (531-579), roi guerrier, souverain sage et raffiné, entreprit des réformes, fonda des institutions, améliora les conditions de vie de son peuple. Sa cour devint un lieu d’échanges entre l’Orient et l’Occident hellène. Après la fermeture de l’école d’Athènes sur l’ordre de Justinien en 529, sept philosophes grecs, Hermias, Eulalius, Diogène, Priscien, Isodore, Damascius et Simplicius trouvèrent refuge chez Chosroes.

Aux cinquième, sixième et septième siècles, les Perses et les Romains rivalisèrent de force et tentèrent de restaurer leurs puissances. Ils continuèrent à se faire la guerre jusqu’à la conquête arabe.

De nombreux Syriaques orientaux vivaient dans l’empire sassanide :

Des syriaques occidentaux peuplaient les riches provinces orientales de l’empire romain. A Antioche, à Edesse et à Amid, villes phares, ils s’étaient bien établis.

Antioche (Aujourd’hui Antakya), la troisième ville de l’empire après Constantinople et Alexandrie, était située sur la rive gauche de l’Oronte, au pied des monts Sylpius et Stauris, au centre d’une plaine plantée de figuiers, d’oliviers, de cyprès. Elle s’étendait sur plus de mille hectares.

Elle avait été fondée vers 300 avant Jésus-Christ par un ancien lieutenant d’Alexandre, Séleucos, qui lui avait donné le nom de son père, Antiochos. Il l’avait bâtie, sur un plan régulier, et l’avait divisée en quatre quartiers. De larges rues bordées de portiques, sous lesquels se promenait la foule des badauds, se recoupaient.

Antioche était devenue la capitale des Séleucides et un grand centre de l’Orient hellénistique.

Les Romains la conquirent en 64 avant Jésus-Christ.

Christianisée de bonne heure, elle abrita la première communauté chrétienne et devint ensuite le siège d’un vaste patriarcat, qui allait compter jusqu’à 138 évêchés. Elle conforta la résistance monophysite au cinquième siècle et au sixième siècle après notre ère.

A cette époque-là, la ville, dominée par sa citadelle, entourée de remparts, et de jardins, ne ressemblait à aucune autre. Une douce lumière, rose et or, effleurait le dôme de la grande église, bâtie par Constantin le Victorieux, sans pareille sur le territoire des Romains, caressait la façade du palais impérial, les belles maisons à étages et les somptueux monuments, dont les murs étaient incrustés de dalles de marbre blanc. Elle dansait sur les places ornées de statues, se jouait dans l’eau claire des fontaines.

Antioche s’enorgueillissait de théâtres, de portiques, de boutiques bien achalandées, de bains, d’une bibliothèque et d’un hippodrome, où se disputaient les courses de char et les factions rivales, comme à Constantinople. Les caravaniers, portant l’encens et les épices de l’Arabie, y faisaient étape, et s’égaraient parfois le soir dans les sombres ruelles de son quartier chaud, à l’ambiance animée.

C’était une métropole grande et réputée, la rivale d’Alexandrie, un centre religieux, culturel et économique important, car elle se trouvait au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Elle conservait une école de théologie. Sa flotte marchande naviguait sur l’Oronte jusqu’à la mer.

Antioche comptait probablement à l’époque byzantine 300000 habitants. Elle était accueillante pour les étrangers. Des Grecs, des Syriens, des Juifs, teintés de culture hellène, composaient sa population. Dans les campagnes, autour de la ville, où s’élevaient de grands monastères, les gens parlaient le syriaque.

Edesse, en grec, Urhâi chez les Syriaques, entretenait des relations avec Antioche. Séleucos édifia la ville aux environs de l’an 300 avant notre ère sur le site d’une ancienne cité de la Haute Mésopotamie et lui donna ce nom caressant en souvenir de l’Edesse de Macédoine, chère à ses soldats, bruissante de fontaines et de sources curatives.

Edesse se dressait au milieu d’un plateau fertile, défendue à l’ouest par les contreforts des montagnes du Taurus. Une vingtaine de ruisseaux l’arrosaient. Comme les chroniques syriaques le mentionnent, la rivière Daisan, qui la traversait et la rafraîchissait, débordait trop souvent. Elle submergea les bâtiments et noya de nombreux habitants en l’an 201 de notre ère, puis en 302, en 412, en 524, et en 743.

Une dynastie, dont les princes portaient les noms d’Abgar et de Manou, régna à Edesse, de 69 environ avant Jésus-Christ, à l’année 213, date où l’empereur Caracalla en fit une colonie romaine. Les marchands égyptiens, phéniciens, syriens, arabes et juifs passaient par la ville, car elle était située au carrefour des pistes caravanières, et elle constituait une étape importante sur la Route de la soie.

Selon les traditions, Edesse n’était-elle pas l’une des premières cités passées au christianisme, grâce au zèle de l’apôtre Addaï, l’un des soixante-dix disciples de Jésus ? Les échanges commerciaux se développèrent, la nouvelle religion se propagea.

Au deuxième siècle, la ville devint la patrie du célèbre philosophe syriaque Bardesane (154-222). A la croisée des courants culturels, elle demeura le berceau de la langue et de la culture syriaque. Nisibe et Antioche la relayèrent ensuite.

Edesse abrita la fameuse École des Perses, fermée par l’empereur romain Zénon en 489.




St Ephrem le Syrien, fondateur de l'Ecole des Perses

Edifiée selon un plan régulier, Edesse était entourée de remparts crénelés. Au sixième siècle, six portes gardaient l’accès à la petite place forte.

Le nom de la ville s’entourait de mystère, et de légende, car elle protégeait des reliques célèbres, la lettre que le Christ aurait écrite au premier roi chrétien, Abgar, qui régnait à Edesse, et le portrait miraculeux de Jésus imprimé sur un linge. Les pèlerins affluaient dans la cité, découvrant sa rue principale ornée de portiques à colonnes, de boutiques, ses maisons construites de pierres et de chaux, ses jolies places, ses jardins. Il y avait encore un hippodrome, un théâtre, deux bains publics, un d’hiver et un d’été, un hôpital, près de l’évêché, un grenier à céréales, des palais, des églises et, aux alentours de la ville, des hostelleries et des monastères. Les gens d’Edesse faisaient preuve d’un zèle aigu pour défendre leur foi.

Amid, l’actuelle Diyarbakir, au sud-est de la Turquie, était située au nord-est d’Edesse, sur la rive gauche du Tigre supérieur. Petite ville de l’empire assyrien, elle fit partie de l’ancienne Perse, du royaume des Séleucides et de l’Empire romain où elle eut peu d’importance. Comme elle était située à la frontière romano-perse, elle fut disputée entre les Romains et les Perses. Le fils de l’empereur Constantin, Constance, la fit rebâtir en 348. Au sixième siècle, Justinien l’entoura d’une nouvelle et sombre enceinte fortifiée, bâtie en pierres basaltiques. La cité était dotée d’églises, de monastères, et constitua le siège d’un épiscopat.

Symboles de la culture syriaque, ces trois villes, Antioche, Edesse et Amid, furent, en ces temps troublés, assujetties à des calamités redoutables.

Les fléaux à Edesse et dans le Moyen-Orient

Sans doute originaire d’Edesse, Josué le Stylite vécut à la fin du cinquième et au début du sixième siècle, en des temps d’affliction. Il enseigna dans une école. Il se mit au travail, sur l’ordre de son supérieur Sergius, et écrivit un mémorial, « uhdana ». Dans la préface, il résumait ainsi les principales calamités qui frappèrent Edesse, Amid, et la Mésopotamie :

“ J’ai reçu la lettre de ta sainteté, aimant Dieu, ô le plus excellent des hommes, Sergius, prêtre et abbé, dans laquelle tu m’as ordonné d’écrire pour toi, pour [en garder] la mémoire, sur le temps où vinrent les sauterelles, où le soleil s’obscurcit, et où il y eut tremblement de terre, famine et peste, et aussi sur la guerre entre les Romains et les Perses.” (Chronique de Josué le Stylite, trad.W.Wright, § 1)


Les sauterelles

Les sauterelles étaient l’un des fléaux bibliques. Apportées par le vent d’Orient, elles apparurent en Egypte, au temps de Moïse, et dévorèrent l’herbe et les fruits de la terre. (L’Exode, X, 13)

En l’an 499, les sauterelles pullulèrent au-dessus d’Edesse et détruisirent pernicieusement toute cette région agricole, fertile. Josué le Stylite, qui voit un lien entre la célébration d’une fête païenne, avec danses et chants, et la venue des insectes, écrivit :

“Car au mois de Îyâr (mai ) de cette année, quand le jour arriva de la célébration de la fête païenne dépravée, là vinrent du sud, dans notre pays, des sauterelles en immense quantité...Cependant, elles ne détruisirent pas ou ne firent pas de mal à quoique ce fut cette année-là, mais simplement elles déposèrent leurs oeufs dans notre région en non moindre quantité . ” (Chronique de Josué le Stylite,§ 33)


Les tremblements de terre suivirent l’apparition des sauterelles en l’an 810 (498-499) :

“Après que leurs oeufs eussent été déposés dans le sol, il y eut de terribles tremblements de terre dans le pays.” (Josué le Stylite, § 33).


Nicopolis, Arsamota s’écroulèrent, puis Akkô (Acre), Tyr, Sidon.

En mars 500, des nuées de sauterelles envahirent la contrée :

“Au mois de Âdar (mars) de cette année, les sauterelles, sortant du sol, vinrent sur nous, si bien que nous imaginâmes, à cause de leur nombre, que non seulement les oeufs qui étaient dans le sol avaient été couvés, à notre détriment, mais que l’air même les vomissait contre nous, et qu’elles descendaient du ciel sur nous. Quand elles étaient seulement capables de ramper, elles dévoraient et consumaient tout le territoire des Arabes et tout celui de Râs-’ain, de Tellâ et d’Edesse. Mais dès qu’elles étaient capables de voler, l’étendue de leur rayon était de la frontière de l’Assyrie à la mer de l’ouest (la Méditerranée) et elles allaient vers le nord aussi loin que la frontière de Ôrtâye. ” (Chronique de Josué le Stylite, § 38)

Les sauterelles dévoraient les récoltes, les vignes, les jardins, dévastaient les pâturages, réduisaient la région à un désert, ce qui était une vraie malédiction. Elles ne craignaient pas de s’attaquer aux humains : elles laissèrent sans vie un bébé déposé dans le champ où travaillaient ses parents. Elles faisaient souffrir les troupeaux. Elles mettaient un grand désordre dans le monde.

Le passage des sauterelles entraîna la famine à Edesse et dans la région.

La famine et l’épidémie

La famine constituait aussi une calamité biblique, comme la peste.

A Edesse, en l’an 500, les habitants, qui ne disposaient plus en quantités suffisantes de blé, d’orge et de céréales, étaient réduits à toutes sortes d’expédients pour vivre :

“Comme le temps passait, cependant, la disette devint plus grande et la faim affligea de plus en plus le peuple. Tout ce qui n’était pas comestible était bon marché, tels que les vêtements, les ustensiles de ménage et les meubles, car ces choses étaient vendues à la moitié ou au tiers de leur valeur et ne suffisaient pas à l’entretien de leurs propriétaires, à cause de la grande disette de pain” (Chronique de Josué le Stylite, § 39)


Josué le Stylite, qui devait probablement exercer les fonctions d’économe dans son couvent, nous donne les prix du blé, de l’orge, des haricots, des lentilles, des pois, de la viande, des oeufs, qui grimpaient sans cesse.

Les pauvres désertaient les villages alentour, affluaient dans les rues d’Edesse, mendiaient quelques sous pour acheter des morceaux de pain. La détresse enhardissait certains, qui pénétraient dans les lieux saints et dévoraient le pain consacré, nourriture spirituelle, tel du pain ordinaire. D’autres découpaient des carcasses mortes. Les gens erraient dans la ville, l’estomac creux, cherchant des trognons de chou et des feuilles de légumes. Ils dormaient sous les portiques et dans les rues, en tous lieux. Ils maigrissaient, devenaient comme des chacals et commençaient à mourir, d’une mort douloureuse et mélancolique.

Les prêtres et les grands de la cité aménagèrent en hâte des infirmeries.

Le gouverneur Démosthenes partit à Constantinople informer de cette affreuse famine l’empereur Anastase qui donna aussitôt une somme d’argent destinée à soulager les pauvres d’Edesse. Cette distribution de pain arriva, hélas, trop tard :

“Et quand il revint à Edesse, il apposa des sceaux de plomb sur les cous de beaucoup d’entre eux et donna à chacun une livre de pain par jour. Cependant, ils n’étaient pas capables de vivre, parce qu’ils étaient torturés par les affres de la faim qui les faisaient dépérir” (Chronique de Josué le Stylite, § 42)

Les affamés, de plus en plus nombreux, qui étaient entrés dans l’enceinte d’Edesse, et y étaient morts de faim et de maladie, sous les portiques et dans les rues, avaient causé une véritable épidémie. Contagieuse, celle-ci grandit durant l’hiver.

Les cadavres gisaient dans les rues. Les citoyens, les religieux, les ramassaient, les emportaient hors des murs ; ils les enterraient, revenaient chercher les morts qui restaient, mais ils se sentaient débordés. Entre le début novembre 500 et la fin mars 501, plus de cent morts par jour furent ainsi enlevés :

“Durant ce temps, on ne pouvait entendre dans toutes les rues de la cité que les pleurs [des gens] sur les morts ou bien les cris de lamentation de ceux qui étaient (plongés) dans la douleur. Beaucoup [de personnes] mouraient aussi dans les cours de la [grande] Eglise, dans les cours de la ville et dans les hostelleries : et ils mouraient aussi sur les routes, comme ils venaient pour entrer dans la cité. Au mois de Eshwat (février) aussi la disette fut très grande et la pestilence s’accrut.” (Chronique de Josué le Stylite, §§ 42, 43)


L’épidémie ne put être maîtrisée, elle frappa toute la région :

“Et cette épée de la pestilence était non seulement à Edesse, mais aussi à Antioche et jusqu’à Nisibe, le peuple fut détruit et torturé de la même manière par la famine et l’épidémie.” (Ibidem, § 44)

Edesse, Nisibe, Antioche

En l’an 501, raconte le chroniqueur, le Seigneur, dans sa providence, envoya aux gens d’Edesse une belle vendange et les pauvres purent se sustenter à volonté de grains de raisins séchés dans les vignobles. Le vin, bien précieux, joie, et lumière, assura la vie, la renaissance de tous.

En mai 502, l’empereur Anastase interdit les danses dans toutes les villes de son empire. La fête païenne fut prohibée, et la famine cessa rapidement à Edesse. La pluie tomba durant cet hiver-là et les terres produisirent au printemps suivant d’abondantes récoltes.

D’autres famines résultaient des suites de la sécheresse, de la guerre, comme celle qui, durant les années 504-505, décima la ville voisine d’Amid, prise par les Perses, puis assiégée par les Romains.

Les femmes, désespérées, mangèrent des chaussures, de vieilles semelles, et même de la chair humaine :

« De nombreuses femmes alors se rencontrèrent, conspirèrent; le soir ou le matin, à la dérobée, elles prirent l’habitude d’aller dans les rues de la ville. Et qu’elle que fût la personne qu’elles rencontraient, femme, enfant, ou homme, avec laquelle elles étaient de taille à lutter, elles l’entraînaient de force dans une maison, la tuaient et la mangeaient, soit bouillie, soit rôtie. Quand la chose fut trahie par l’odeur de rôti et parvint à la connaissance du général (marzebân), qui (commandait la ville), il fit un exemple ; il mit à mort beaucoup d’entre elles et menaça les autres en paroles, pour qu’elles ne fissent plus cela de nouveau et ne tuassent plus personne. »(Ibidem, § 77.)


La peste en Orient

Une vraie peste bubonique, annoncée par l’apparition d’une comète, frappa l’Egypte en 541-542, arriva en Palestine. Jean d’Asie, évêque d’Ephèse (+ vers 586), un Syriaque occidental, ami de l’impératrice de Byzance, Théodora, en fut le témoin douloureux, car il voyageait alors dans ces contrées. Il évoqua ce mal en s’aidant des lamentations du prophète Jérémie.

De la Syrie jusqu’à la Thrace, la peste frappa à la fois les hommes, les animaux, les moissons :

“A nouveau nous passâmes de la Syrie, par suite d’une secousse et de la violence de la peste, jusqu’à la Ville impériale, quand avec tout le monde nous frappions, nous aussi, à la porte de la tombe, de sorte que nous pensions que, si le soir arrivait, pendant la nuit la mort nous saisirait... Des bandes de moutons, de chèvres, de bœufs et de porcs, étaient devenus comme les autres animaux du désert et qui avaient oublié la terre cultivée et la voix humaine qui les dirigeait. Des terres qui étaient pleines et splendides de tous les fruits se dépouillaient et tombaient, et il n’y avait personne pour les recueillir. Des champs fertiles en froment et se dressant dans toutes les terres par lesquelles nous passions, de la Syrie jusqu’à la Thrace, étaient blancs et dressés, et il n’y avait personne pour moissonner et pour ramasser. Et les vignes, parce qu’était venu le temps de les vendanger et qu’il était passé, quand le temps de l’hiver fut devenu violent, leurs feuilles se fanèrent et leurs fruits se firent rares, suspendus à leurs vignes, et il n’y avait personne pour les récolter et les presser ! ” (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, trad . R. Hespel, P. 66 )


La peste entraîna le deuil de toute la nature. L’auteur souhaitait qu’à ses lamentations sur l’abandon des campagnes, des villages, des villes, s’associassent celles de la terre et du ciel. L’univers entier était en pleurs.

La peste atteignit Constantinople en 542, ravagea la capitale.

Le fléau, riche en horreurs et en frayeurs, passa en Haute Mésopotamie, à Amid, à Edesse :

“[546-547] L’an huit cent cinquante-huit commencèrent à se produire la famine, la peste, la folie et la rage dans les régions de Mésopotamie. Cette peste, grande et dure, qui eut lieu sur toute la terre, s’étendit aussi de l’an huit cent cinquante-cinq jusqu’à l’an huit cent cinquante-huit, c’est-à-dire trois ans.” (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, trad. R. Hespel, P. 84-85)


La plaie touchait les corps, abîmés par des tumeurs purulentes à l’aine, mais aussi les âmes. Elle avait une origine intérieure. Aux yeux de Jean d’Asie, elle restait liée aux fautes des fils d’Adam qui avaient méprisé les lois du Seigneur, excité sa colère.

Lutte des êtres démoralisés avec l’ange qui présidait à la Peste, créature surnaturelle:

“Telle était la signification de l’ange qui présidait à ce fléau : de lutter avec les hommes jusqu’à ce qu’ils méprisent toutes les choses de ce monde, même si ce n’est pas de leur volonté, à tout le moins sans leur volonté; de sorte que tout (homme ) dont la pensée était rebelle et encore avide des choses de ce monde se privait rapidement de sa vie.” (Ibidem, P. 79)


L’ange obligeait les gens à changer de chemin, à voir les choses autrement, à mourir au péché de la terre. Les villes dévastées devenaient les places fortes de la pénitence.

Beaucoup de personnes, qui vivaient au niveau matériel, distribuaient maintenant leurs biens aux nécessiteux, veillaient, priaient, se mortifiaient, passant à un autre niveau d’existence, plus vrai, plus spirituel.

Les terribles tremblements de terre

Les chroniques syriaques évoquent les catastrophes naturelles qui frappèrent le Moyen Orient. Une faille nord-sud courait le long de la Palestine et de la Syrie.

Le vendredi 29 mai 526, selon la Chronique d’Edesse, écrite par un auteur anonyme originaire de cette ville, commença le grand effondrement d’Antioche, la grande ville de l’empire romain:

“En l’an 837, le 29 de Iyar (mai), à la sixième férie, à la septième heure, se produisit un violent tremblement de terre sous l’effet duquel une grande partie d’Antioche s’écroula, écrasa ses enfants sous les décombres et ôta la vie aux habitants du pays.” (Chronique d’Edesse, XCVII)

Jean d’Asie, dans son Histoire ecclésiastique, nous donne des détails sur cette terrible catastrophe :

“La septième année de la royauté du même Justin, qui est l’an huit cent trente-sept, Antioche la grande elle aussi s’effondra : c’était son cinquième effondrement ! Pendant sept heures de la journée, un effondrement terrible et violent que nul ne pourrait raconter...” (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P.34)
La terre bouillonnait. Les maisons de la ville, soulevées, se dressaient, montaient, descendaient, se fendaient et s’abattaient, en poussière. Antioche, durement secouée, s’embrasa comme une fournaise ardente.

La grande et belle église bâtie par Constantin le Grand tomba et brûla le septième jour. Les hommes s’enfuirent mais furent rattrapés, consumés par le feu.

La secousse ébranla toute la côte, au-dessus d’Antioche, et la ville de Séleucie de Syrie. La triste nouvelle parvient aux oreilles de l’empereur Justin à Constantinople :

“De sorte que, quand l’empereur Justinien [Justin] fut informé de cette destruction totale et de cette disparition complète d’Antioche, de Séleucie et de la côte, dans une amère douleur il retira sa couronne, il enleva ses vêtements de pourpre et il s’assit en pleurs, n’acceptant d’écouter ni de faire absolument rien; mais, pleurant, il était assis en gémissant amèrement sur Séleucie et la côte et Antioche. Car il les connaissait et les aimait beaucoup, et il en faisait aussi l’éloge.

Comme c’était, en effet, la fête de la Pentecôte, l’empereur lui-même se rendit à l’église dans cet état : il était attristé et il pleurait, sans la couronne impériale, revêtu de vêtements de deuil et de la tristesse causée par la destruction; au point que son sénat tout entier aussi, quand ils le virent ainsi attristé, ils se couvrirent d’un vêtement de deuil, comme lui. Et il envoya cinq quintaux (d’or) , qui faisaient cinq cents livres, pour que la ville d’Antioche soit déblayée et (re)construite avec Séleucie et la côte, et qu’ils extraient les cadavres qui y étaient enfouis, des milliers de personnes, innombrables, qui avaient péri par un châtiment terrifiant. Et il en fut ainsi. Et Antioche, Séleucie, et la côte furent (re)construites. ” ( Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 38)


Le 29 novembre 528, à dix heures, Antioche connut son sixième effondrement. Les édifices rebâtis à grands frais, après le tremblement de terre de l’an 526, s’écroulèrent à nouveau :

“ En ce jour-là, il y eut une grande secousse, une heure durant; et à la fin de la secousse, il y eut comme un grand coup de tonnerre, terrifiant et prolongé, (venant) du ciel; et de la terre montait la voix d’une grande terreur, terrifiante et effrayante, à la manière d’un taureau qui mugit. Et par le retentissement de la voix de cette terreur, la terre fut ébranlée et trembla, et tous les édifices qui y avaient été construits après la chute furent renversés et ils s’écroulèrent et ils s’effondrèrent jusqu’à terre : Les remparts et les portes de la ville, et en particulier la grande église et toutes les autres églises, et les chapelles d’un martyr et le reste des maisons, jusqu’aux petites, qui avaient évité la première secousse.” (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 54.

Antioche dévastée, était devenue pour ses habitants “comme le pressoir de la colère” de Dieu. Les survivants grimpèrent sur la montagne qui se trouvait au-dessus de la ville, s’y installèrent ou émigrèrent vers d’autres cités.

Comme son oncle Justin, Justinien se lamenta de longs jours durant, et décida de redonner vie à Antioche. Il fit exécuter des travaux considérables pour contenir le fleuve Oronte :

“ Et il envoya de l’or en abondance, donnant l’ordre que la ville fût condensée et ramassée, que le rempart extérieur fût rasé et qu’un rempart fût bâti au milieu de la ville, et que le reste demeurât, une bonne part du grand espace extérieur. Et c’est ainsi que ce fut. Et quand le rempart eût été bâti, il se trouva à distance du fleuve Oronte, une bonne part de la ville, après qu’elle eût été ébranlée, demeura à l’extérieur. Et l’empereur ordonna qu’on creusa à l’extérieur du mur lui-même qui avait été bâti, et qu’il y eût un accès vers le fleuve, le fleuve (ainsi) rapproché du (mur) le traversant de part en part. Et le fleuve fut ainsi contenu et il envahit le fossé (creusé) vers le côté du mur qui avait été bâti. Et cela se fit par un travail considérable et de l’or en abondance, grâce aux soins et au zèle de l’empereur Justinien.”. (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P.56.

La gloire d’Antioche ne brilla plus comme par le passé.

Les tremblements de terre continuèrent à frapper la Haute Mésopotamie.

Plus tard, dans sa chronique, rédigée avant 775, le Pseudo-Denys de Tell-Mahré, moine du couvent de Zuqnîn, au nord d’Amid, raconta l’un de ces séismes. L’Église Ancienne d’Edesse fut renversée :

“L’an 990 (678-679), le dimanche trois du mois de Nisan (avril), eut lieu un grand et violent tremblement de terre qui renversa Batna-Saroug, ainsi que l’église Ancienne d’Edesse, dans laquelle une foule nombreuse périt.” (Chronique du pseudo-Denys de Tell-Mahré, trad. J.B. Chabot, p. 9)


Quel sens donner à ces séismes? Aux yeux du Pseudo-Denys, c’était la terre maternelle et nourricière qui se révoltait contre ses enfants car ils commettaient l’iniquité :

“Où pourrons-nous trouver la cause de ces tremblements de terre, si ce n’est dans le péché des hommes ? Est-ce que la terre se disloque ? Quand elle tremble et qu’elle est agitée, invoque-t-elle son artisan pour qu’il vienne la consolider ? Je ne le pense pas. Mais quand elle tremble, elle proteste contre les iniquités qui s’accomplissent à sa face ...” (Chronique du pseudo-Denys de Tell-Mahré, P. 42)


Les secousses telluriques, les sauterelles, les famines, les pestes, toutes ces calamités préludaient à la guerre.

Les mémoriaux

Quels étaient les buts des chroniqueurs syriaques en écrivant ces suites de malheurs, qu’ils raccrochaient désespérément aux paroles des prophètes bibliques ? Ils désiraient, comme l’écrivait Josué le Stylite, conserver la mémoire de ces temps calamiteux et garder “un mémorial des châtiments”, afin que les générations futures pussent lire, écouter, revenir de leur mauvaise conduite. Ainsi seraient-elles épargnées par ces terribles afflictions. C’est ce qu’espérait à son tour Jean d’Asie :

“Et pour qui écrirait-il, celui qui écrit ? Alors j’ai pensé qu’il fallait faire connaître et transmettre quelque peu de notre punition par nos écrits, à l’intention de ceux qui viennent après nous... Peut-être eux-mêmes craindront-ils et seront-ils ébranlés ? ” (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 61)

Le Pseudo-Denys eut ce souci de transmission :

"Il est écrit : [Transmettez à vos fils] et encore : [Interroge ton père et il t’instruira; demande à tes ancêtres et ils te raconteront.] ”

Il avait des préoccupations morales, et s’adressait au lecteur :

“ Prends-donc garde à toi et crains le Seigneur ton Dieu, de peur qu’il n’envoie sur toi ces afflictions.” (La chronique du pseudo- Denys de Tell-Mahré, P. 2)

Les chroniqueurs, qui nous décrivent le cours de l’histoire au sixième et au septième siècle, restèrent tributaires de leurs sources, écrites ou orales. Ils furent les témoins oculaires de certains événements, et purent nous renseigner, avec exactitude et force détails, sur la vie des contrées de la Syrie et surtout de la Haute Mésopotamie. Ils agencèrent leurs matériaux historiques avec un talent littéraire inégal, adoptèrent un système chronologique plus ou moins méticuleux. D’autres sources vinrent confirmer leurs récits.


Perspectives d’avenir

Quand ils parlaient des fléaux qui frappaient les habitants de ces belles régions de la Haute Mésopotamie, très peuplées, les Syriaques raisonnaient parfois d’une manière simple, héritée de leurs ancêtres : Sumériens, Akkadiens, Babyloniens, Assyriens, et des auteurs hébreux de la Bible, dont ils se nourrissaient volontiers. Les calamités étaient liées à des fautes de l’humanité, péchés, manquement à des règles. Tous ces Sémites voyaient une relation causale entre la faute et le malheur qu’ils rapportaient à une cause surnaturelle. Ils croyaient à l’ingérence des dieux du ciel ou du Dieu unique des Hébreux, dans la vie de l’univers, et ils devaient attendre leurs faveurs.

Les chroniqueurs syriaques, membres du clergé jacobite ou nestorien, restaient aussi attachés à la tradition ouverte par Eusèbe de Césarée, au quatrième siècle. L’histoire de l’humanité présupposait la Révélation; elle était orientée, fondée sur l’autorité des Écritures; elle interprétait les desseins de la Providence divine.

Josué le Stylite, Jean d’Asie et bien d’autres, avaient adopté une conception dualiste de l’univers où s’affrontaient Dieu et Satan, la vie et la mort, une mort souvent brutale, cruelle. Ils ne voyaient pas les secousses telluriques, les invasions de sauterelles, les famines, les pestes, comme des catastrophes naturelles mais comme de justes châtiments, envoyés aux pécheurs par l’Hôte courroucé du ciel, pour tenter de régénérer, de purifier leurs âmes perverties.

Gens du vingtième siècle, nous avons une vision différente de l’Histoire. Nous pensons que Dieu n’intervient plus dans les affaires d’ici-bas. Ces fléaux, trop réels, sont des événements parmi d’autres et nous laissent parfois une impression d’éternel et triste recommencement. Ils ne nous semblent pas à la mesure des hommes fragiles qui les affrontent.

Nous suivons les luttes des malheureuses victimes, admirons leur formidable courage. Ne semblent-elles pas nous dire : Nous avons tenu le coup et nous sommes toujours là ?

Je ne puis, hélas, écarter de mes paupières les épreuves de ces peuples, qui vivaient dans ces provinces orientales de l’empire byzantin, heureusement sauvées de l’oubli grâce aux écrivains syriaques et à leurs alertes plumes de roseau. Leurs écrits ont gardé une valeur inestimable.

D’autres calamités atteignirent encore ces gens, inondations, hivers rigoureux, terribles persécutions des monophysites par les empereurs orthodoxes de Constantinople, statuts de tributaires ou dhimmi sous le gouvernement des Arabes après la Conquête, impôts écrasants, humiliations... Hélas, le cycle des calamités recommence sans cesse.

Aujourd’hui cette vaste région d’Amid (Diyarbakir), d’Edesse, de Mossoul, d’Antioche a changé de visage. Elle est divisée entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. La population est en majorité musulmane, composée de Kurdes, de Turcs, d’Arabes.

Les chrétiens grecs et syriaques, jadis si nombreux, se trouvent en minorité et vivent difficilement, à cause du manque de liberté, de démocratie; ils craignent les poussées d’intégrisme.

Les Syriaques croient toujours à un avenir meilleur, même s’il reste obscur.


Sources et Bibliographie des Chroniques Syriaques

1)-La Chronique de Josué le Stylite, fut rédigée entre les années 507 et 518 de notre ère par un auteur ecclésiastique inconnu qui vivait probablement à Edesse ( Urhâi)

La Chronique de Josué le Stylite, composée en syriaque avec une traduction en anglais de William WRIGHT, édition Cambridge 1882, rééditée à Amsterdam, Philo Press, 1968. Traduction française (de quelques extraits) réalisée par Ephrem-Isa YOUSIF.

2)-La Chronique d’Édesse, daterait du troisième siècle pour la première partie, du milieu du sixième siècle pour la deuxième partie.

- Chronique d’Edesse, éditée par I. GUIDI, C.S.C.O, Paris, 1903.

3)-L’Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, évêque d’Ephèse, haut personnage de l’église monophysite. Cette histoire universelle à la façon d’Eusèbe de Césarée, allait de Jules César à l’an 585.

- Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, la deuxième partie fut traduite en latin par J.-B. CHABOT, Louvain, 1927-1933.

Robert HESPEL la traduisit en français, C.S.C.O, Louvain, 1989. (Cette traduction est utilisée dans notre étude.)

4)-La Chronique du Pseudo-Denys de Tell-Mahré, moine anonyme de Zuqnin, près d’Amid (Diyarbakir), appelée aussi Chronique de Zuqnin, fut composée avant l’an 775. -Chronique de Denys de Tell-Mahré, quatrième partie, publiée et traduite par J.-B. CHABOT, Librairie Emile Bouillon, Editeur, Paris, 1895