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Les Chrétiens de Mésopotamie, Histoire glorieuse et futur incertain.
Ephrem-Isa Yousif :
Jean-Pierre Ferrier
Article publié le 18 nov 2014

A propos de Ephrem-Isa Yousif, Les Chrétiens de Mésopotamie. Histoire glorieuse et futur incertain, L’Harmattan, coll. Peuples et Cultures de l’Orient, janvier 2014, 280 p., 27 €.

Avec quelques autres auteurs, chrétiens d’Irak ou de Turquie, Ephrem-Isa Yousif s’efforce d’édifier un mémorial de cette chrétienté de Mésopotamie aujourd’hui en majeure partie déracinée. Depuis une vingtaine d’années, il multiplie livres (il a dépassé la douzaine) et conférences, complétant ainsi les travaux, de style différent, de Joseph Alichoran et Joseph Yacoub, parmi les Chaldéens qui écrivent aussi en France et en français. 
    Son premier livre (Parfum d’enfance à Sanate), plus personnel, rappelait un passé récent, celui de sa jeunesse et de régions irakiennes où les chrétiens étaient les plus nombreux. Cette fois, son projet est plus vaste, plus classique aussi, moins original donc. Il reprend des conférences, probablement réécrites en partie, afin de présenter toute l’histoire des chrétiens syriaques de Mésopotamie depuis les origines jusqu’à ce « futur incertain » rappelé par le pape François. Les résultats dramatiques de la guerre de « Bush le Menteur » sont rappelés sobrement et font craindre pour les autres guerres, qu’elles soient dites « civiles » ou de « démocratisation », que les Etats-Unis et leurs alliés ou complices soutiennent dans tout le Moyen-Orient. 
    L’intérêt principal de ce livre est sa simplicité : en cinq parties, l’histoire des chrétiens de Mésopotamie est bien présentée, d’Addaï et Mari, les fondateurs, à nos jours. Pas de révélation, bien sûr, mais un découpage simple et une lecture aisée. Regrettons seulement que pour des raisons d’économie, bien compréhensibles, l’éditeur se soit contenté de trois cartes, petites et difficilement lisibles, pour éclairer les lecteurs sur une région qu’ils connaissent généralement mal. Puis, reprenant la substance d’ouvrages qu’il a récemment publiés, les « conférences » présentent des « faits illustres et grands personnages » de manière un peu dispersée et anecdotique. Mais cette partie, a priori surprenante, permet de mieux saisir la mentalité des Syriaques actuels, fiers d’un passé que les chrétiens occidentaux ont tendance à ignorer complètement, comme si leur religion ne leur venait que de Jérusalem et Rome. 
    L’hagiographie n’est jamais très loin, mais elle est justifiée à la fois par la sainteté de bien des personnages cités et la fidélité aux textes de l’époque. Certains seront surpris, à tort, par la place faite à ces chrétiens qui ont transmis la sagesse, notamment grecque, aux Arabes. Ce sont des Syriaques qui ont traduit Aristote et Galien en arabe ; à ce sujet, on découvre une règle de la « bonne traduction » remarquablement énoncée par Ibn Suwar (aux alentours de l’an mil), qui conseille et utilise les notes et renvois pour mieux faire discerner la pensée de l’auteur (p. 179). 
    La fin du livre est peut-être superflue : un chapitre sur une rencontre avec les Yézidis, en 2006, au nord de l’Irak, est artificiellement rattaché au cœur de l’ouvrage au motif que ces prétendus « adorateurs du diable » ont naguère défendu des chrétiens ; et un autre chapitre traite des Français et de la culture syriaque, sorte de tableau d’honneur et de quasi-bibliographie avant la courte bibliographie terminale. Notons que la dernière phrase (interrogative) laisse per-plexe sur l’avenir très obscur des chrétiens en Mésopotamie. 
    Un livre utile pour tous ceux qui osent encore mal connaître ces communautés dont l’intégration en France est un modèle, dès lors à peu près ignoré par les autorités officielles.

A propos de l'auteur de l'article:

Jean-Pierre Ferrier Maître de conférences honoraire (Université de Paris Panthéon-Assas), professeur invité à l’Université Saint-Joseph
 (Beyrouth), membre de l’Institut supérieur des Affaires de défense.













Ephrem-Isa YOUSIF

L’héritage syriaque

Marie Foissy, un café, place Clichy, entretiens en mai-juillet 2011.

Marie Foissy :
 - Ephrem-Isa YOUSIF, vous êtes né dans le village chrétien de Sanate dans le Kurdistan irakien et avez raconté dans « Une chronique mésopotamienne » l’histoire de ce village et de votre famille ; par ailleurs vous avez écrit un ouvrage de mémoire sur le même sujet, « Parfums d’enfance à Sanate, un village chrétien au Kurdistan irakien », ce qui est sans doute, à vos yeux, riche de signification ? Comme si votre « exil » savant en France avait permis au jeune garçon de Sanate de retrouver la richesse de sa propre culture…

E. I.Y.
-Je suis reconnaissant à mes parents et à mes ancêtres qui avec une grande force d’âme ont supporté beaucoup de peines et de souffrances pour préserver un héritage culturel, des valeurs et une spiritualité chrétiennes, un patrimoine syriaque aussi, et cela sans haine, sans rancune ni fanatisme. Je remercie aussi ces gorges et ces montagnes du Kurdistan de nous avoir abrités, protégés des agressions malveillantes…

       Cet héritage est avant tout mésopotamien puis chrétien. Mes ancêtres ont vécu dans cette région bien avant la Conquête arabe, qui a eu lieu au VIIeme  siècle. Ils ont maintenu vivante, pendant des siècles, leur foi et leur culture chrétienne mais aussi leur langue, alors que l’islam tendait à l’arabisation des peuples conquis. Au début du  XXeme siècle, on pouvait les reconnaître encore à leurs costumes, très différents de ceux des Kurdes ou des Arabes.
        Le monde arabe, ne l’oublions pas, englobe des peuples variés, Kurdes, Berbères, Assyro-chaldéen-syriaques, et ces 15 millions de chrétiens en font bien partie.

M.F. -Quelle langue parlaient vos ancêtres ?

E. I.Y.
 -Mes ancêtres parlaient le soureth, langue syriaque moderne, elle-même dérivée de l’araméen. Rappelons que le Christ utilisait un dialecte de l’araméen. C’est la langue maternelle, employée à la maison par plus d’un million de personnes et enseignée aujourd’hui dans la plupart d’écoles chrétiennes du Kurdistan, là où vivent un bon nombre d’Assyro-chaldéen-syriaques. Ils parlent souvent l’arabe, le kurde car ils se trouvent en région kurde et dans un pays arabe qui est l’Irak.

M.F. -Pouvez-vous me dire qui sont, à l’origine, ces Assyro-chaldéen-syriaques ?

E.I.Y.
 -Ce sont quatre communautés chrétiennes, Assyriens, Chaldéens, Syriaques catholiques et Syriaques orthodoxes, formant un même peuple autochtone, originaire de la Mésopotamie. Ils sont les héritiers des premiers chrétiens d’Assyrie, de Babylonie et de Syrie.
   De nos jours encore, leurs descendants vivent difficilement ou plutôt essayent de survivre et d’exister en Irak, en Syrie, en Turquie et en Iran. 
   Sans oublier qu’un bon nombre d’entre eux a dû prendre le chemin de l’exil vers l’Amérique, le Canada, l’Australie, l’Europe.

M.F. –Pouvez-vous dresser un tableau de ce peuple au moment de l’arrivée des conquérants arabes au VIIeme  siècle ?

E.I. Y.
 - Quand les Arabes et l’Islam arrivèrent au VIIeme siècle, les chrétiens faisaient partie des élites intellectuelles qui vivaient dans ces régions de la Mésopotamie, de la Syrie et du Liban, gouvernées soit par l’Empire byzantin, soit par l’empire perse sassanide. Ils étaient théologiens, philosophes, médecins, traducteurs.
   L’école universitaire de Nisibe, l’école de Daïr Qoni, sur la rive est du Tigre, l’école de Séleucie-Ctésiphon, près de la future Bagdad, formèrent de nombreux érudits chrétiens et témoignèrent de leur dynamisme.

M.F.
       Des documents bilingues, exposés dans le musée, montrent, à côté d’inscriptions en grec, langue officielle de l’empire byzantin, que le syriaque était pratiqué dans une bonne partie de la population chrétienne avant de devenir leur langue liturgique.

E.I.Y.
       Plus que cela, puisque les savants sont maintenant d’accord sur le fait que l’écriture arabe, la fameuse calligraphie coufique des débuts de l’islam, s’est inspirée de l’écriture syriaque ancienne. 
  Les archéologues sont en train de découvrir de nombreux monastères aux alentours de Nadjaf, de Kûfa, qui témoignent de la présence forte des chrétiens dans le pays à cette époque. À Hira, ville arabe, capitale des Lakhmides, les chrétiens fondèrent aussi une école et prospérèrent.

M.F. - Pouvez- vous nous éclairer sur le rôle des Syriaques dans la transmission des savoirs, thème que nous aborderons dans le musée, à travers des objets, mais aussi des entretiens tels que celui-ci, témoignant de la continuité de la pensée dans le monde dit « arabe » ?

E.I.Y.
 - Les chrétiens de langue syriaques ont si bien assimilé la pensée et la science grecques qu’ils ont pu les transmettre par l’exégèse et la traduction aux nouveaux arrivants arabes. En effet, ils ont traduit des ouvrages de philosophie et de médecine grecque. D’où la floraison de ces sciences dans l’Empire abbasside.

 M. F. -Quelle serait la quintessence de la pensée syriaque, son message spirituel s’il fallait le livrer en peu de mots ?

E. I. Y.
 -Les Syriaques ont montré un attachement exceptionnel à l’étude, comme en témoigne la création d’écoles où les élèves pouvaient venir et guérir de la pire des maladies, celle de l’ignorance.
  Ils se sont intéressés à l’astronomie, à la physique, à la métaphysique, à la verve, ils ont lié la médecine à la philosophie. Ils sont restés fidèles à l’idéal grec, dans son exaltation de l’homme fondée sur la beauté, la culture, la grandeur. Pour la Bible, n’avaient-ils pas été crées à l’image de Dieu ?

M.F. –J’aimerais que vous citiez les noms des grands penseurs syriaques.

 E. I. Y.
- Quelques noms célèbres sont à retenir : Bardesane, Sergius de Rash’aina, Narsaï, Paul le Perse, Sévère Sebokt, Jacques d’Edesse, le patriarche Timothée, Honayn, Matta Ibn Yunis, Ibn Adi, Elie de Nisibe, Michel le Grand, Bar Hébraeus. Je ne peux tous les citer ici.

M. F. -Si je suis venue vers vous, c’est aussi pour savoir comment représenter, dans le nouveau musée de l’IMA, votre culture, par quels objets ou documents spécifiques s’exprime t-elle le mieux ?

E. I. Y.
- Je répondrai sans hésitation que c’est en montrant les manuscrits syriaques que possèdent plusieurs bibliothèques européennes. On en dénombre 10 000, concernant tous les domaines de la connaissance.        La première collection quelque peu importante de manuscrits syriaques réunis en Occident fut celle de Colbert, acquise en 1732 par la Bibliothèque Royale, devenue aujourd'hui la Bibliothèque Nationale de France.
 Celle-ci conserve maintenant 436 volumes syriaques. La France a pris une large part dans ce mouvement intellectuel, dès le début du XIX siècle, avec des savants et traducteurs qui s’étaient spécialisés dans ces études, comme E. Quatremère (1782-1857) ou Renan (1823-1892)…
  Savez-vous que le plus vieux manuscrit daté connu, qui remonte à l’an 410, conservé à la British Library, à Londres, est syriaque ? Il fait partie désormais partie du patrimoine mondial.

 M. F. -Vous avez voué, à travers vos recherches et leur publication, votre existence à sauver de l’oubli cet héritage, pensez-vous qu’il soit malgré tout destiné à disparaître ? Ou y a-t-il une lueur d’espoir pour le peuple assyro-chaldéen-syriaque ?

E. I. Y .
- En Occident, la diaspora assyro-chaldéenne-syriaque en effet, a tendance à se fondre et à s’assimiler aux cultures des pays d’accueil.
     Cependant, ces dernières années, nous avons uni nos forces, en Irak, au Kurdistan, pour préserver cet héritage vivant et près de la ville d’Erbil se dresse aujourd’hui Ainkawa, une ville chrétienne chaldéenne de 50 000 habitants.
  Avec l’appui des autorités kurdes, un musée vient d’être inauguré dans cette ville, et il y a des projets de création d’un centre d’archives syriaques, et d’une université.
 Il y a donc bien un espoir pour ce peuple assyro-chaldéen-syriaque. 

M.F. –C’est avec émotion que j’ai recueilli, à mon tour, le témoignage savant, mais également vécu, et imprégné de la culture dont vous êtes porteur, et je vous en suis reconnaissante.

     E.I.Y.
 - Voyez combien l’humanité est belle quand elle se reconnaît complémentaire, qu’elle se nourrit des savoirs émanant des différentes cultures et qu’elle les transmets aux générations futures !








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L'Irak, berceau de la civilisation



Dialogue avec Ephrem- Isa YOUSIF Irakien d'origine assyro-chaldéenne, philosophe et directeur littéraire aux Editions l'Harmattan




 Maoro: En quoi l'Irak est-il considéré comme un pays riche culturellement?



Ephrem Issa YOUSIF:
 L’Irak est connu comme le berceau de la civilisation et le territoire irakien d'aujourd'hui couvre une grande partie des terres d'une civilisation antique. C'est aussi le pays des Sumériens, au centre celui des anciens Arcadiens et au nord des anciens Assyriens. Donc c'est là que sont nées les grandes civilisations antiques et pour cette raison, l'Irak est appelé le berceau de la civilisation. Pourquoi ? Car c'est là que plusieurs choses importantes de l'histoire de ce monde ont été inventées : l'écriture, par d'anciens Mésopotamiens, vers 3200 avant l'ère chrétienne, la construction des premières villes de l'humanité, la création des premiers codes dont le code Hammourabi, les grandes bibliothèques comme celle du roi assyrien Assourbanipal au 7ème siècle. C'est là aussi qu'a été réalisée la première réflexion philosophique sur l'homme et son destin et qui est connue aujourd'hui sous le nom de L'épopée Gilgamesh. L'auteur de cette épopée dit : c'est notre terre, notre monde à construire pour vivre au mieux.


Reda: Quelle a été votre enfance, et quand avez-vous quitté l'Irak?


Ephrem Issa YOUSIF:
 Je suis originaire d'un village assyro-chaldéen du nord de l'Irak, habité par des chrétiens qui parlent la langue araméenne. Je suis venu en France en 1974 pour faire mes études à la faculté de Nice, j'ai eu mon doctorat et je suis rentré à Bagdad puis revenu en 1981 pour enseigner la philosophie et la langue arabe à Toulouse. Depuis quelques années, je me consacre à l'écriture pour faire connaître le patrimoine et la civilisation de l'Irak antique et aussi de l'Irak d’aujourd’hui. C'est pour cela que j'ai déjà publié sept livres sur cette histoire.

Lora: Etes-vous retourné en Irak depuis la chute de Saddam? Pouvez-vous nous dire la situation des Assyro-Chaldéens dans ce pays ?


Ephrem Issa YOUSIF:
Non, je n'y suis pas retourné, mais je suis informé par les amis et les parents. Je veux attendre que la situation et les esprits se calment, et aussi pour une raison pratique. Je pensais que l'aéroport de Bagdad serait ouvert bientôt et que je pourrais aller visiter le pays. La grande majorité des Assyro-Chaldéens vivent à Bagdad, mais ils sont presque tous originaires du nord. On évalue le nombre des Assyro-Chaldéens aujourd'hui à 800.000 en Irak. Ceux du Kurdistan, où il n'y a pas de troubles, se sentent en sécurité, mais ceux qui vivent à Bagdad et dans les villes du sud comme Bassora ont eu des problèmes. Surtout venant de quelques fanatiques. Plusieurs Assyro-Chaldéens tenaient des boutiques et avaient des licences de vente d'alcool et ils ont été plastiqués par des extrémistes. 


Pour en savoir plus, lire le reportage de notre envoyé spécial en Irak].


Pat: C'est quoi un intellectuel assyro-chaldéen, dans un monde arabo-musulman à feu et à sang?

Ephrem Issa YOUSIF:
Dans ce Proche-Orient, les gens sont victimes de sous-développement économique et culturel, à cause de l'analphabétisme, mais aussi de sous-développement politique, par manque de libertés démocratiques, ce qui crispe la situation. Les intellectuels jouent un grand rôle dans cet Orient multiple et varié, avec ses ethnies, arabes, kurdes, assyro-chaldéens, turkmènes, ses langues, et religions diverses, musulmans, chrétiens.  Il y a aussi les Yezidis, Kurdes du nord, et les Sabéens, au sud du pays, qu'on appelle les adeptes de Jean-Baptiste et qui vivent dans les marais et à Bagdad. Ainsi, on voit que la Mésopotamie ancienne est une mosaïque de peuples, de langues et de religions, et un intellectuel doit travailler pour que ces gens vivent en bonne intelligence.


Nassif: Quel est aujourd'hui le rapport entre les intellectuels qui sont restés au sein de l’ Irak de Saddam et ceux qui ont comme vous vécu en exil?

Ephrem Issa YOUSIF:
Effectivement, il y a toujours eu des relations entre les intellectuels qui vivaient dans ce pays et ceux qui vivaient en Occident. Une minorité était au service du régime et une majorité était des gens très dévoués à leurs arts : poètes, artistes, cinéastes. Il y a toujours eu un va-et-vient et une entente entre les intellectuels restés en Irak et ceux installés en Occident.  Mais ceux qui sont restés dans le pays ont un grand mérite, car ils ont continué à créer des œuvres d’art contemporaines, malgré l’embargo.


Reza: Quel est le poids démographique, politique et économique de votre communauté, on en parle très peu?

Ephrem Issa YOUSIF:
La couche  ancienne de la population irakienne est le peuple assyro-chaldéen,  descendant, héritier des anciens Mésopotamiens. Ces gens travaillent dans deux domaines : économique, commercial, la plupart ont des restaurants, des hôtels, ils ont été des pionniers, mais ils travaillent aussi dans l'administration. Depuis la création de l'Etat irakien en 1921, ils ont participé à la vie administrative du pays. Dans le secteur libéral, les ingénieurs, les médecins assyro-chaldéens ont une présence très forte en Irak et leur poids culturel est énorme, comme celui des professeurs, chercheurs, historiens, archéologues. Mais malheureusement on n'en parle pas en Occident.


Pat: Quels sont les domaines culturels où l'Irak s'affiche comme un des pays arabes les plus créatifs?

Ephrem Issa YOUSIF:
Il y a un domaine où les Irakiens ont été les pionniers, ce n'est pas pour les vanter, c'est une réalité, je parle de la poésie, parce que les Irakiens ont été les premiers à créer et développer la poésie moderne arabe. Citons, plus particulièrement, des noms comme Sayyab, Bayati et Nazek el Malaika. Ce sont les pionniers qui ont créé cette école avec des poèmes de très haut niveau, pleins de réflexions, de philosophie, de sensibilité, d’émotion. C'était dans les années 50 et 60.

Puis, il y a eu une deuxième vague de poètes de très haut niveau, avec Sargon Boulus, Fadel Azaoui, Saadi Youcef, Fayçal Jassem. Seule une petite partie de ces artistes est mentionnée ici. Mais hélas, en français, peu d'ouvrages sont traduits. D’autres noms ont brillé, en poésie, en calligraphie, dans les arts plastiques.



Le journal Libération.fr
vendredi 16 juillet 2004 (Liberation.fr-)


 http://www.liberation.fr/page.php?Article=224203





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L’aspect pluriculturel de la société arabo-musulmane

Le cas de l’Irak

       La société arabo-musulmane, dès son origine, a été multiculturelle, irriguée par les cultures des divers peuples qui la composaient.
       Le cas de l’Irak est révélateur. Dès la création de l’État d’Irak en 1921, ses différents peuples, Arabes, Kurdes, Assyro-Chaldéens et Turkmènes participèrent à la Renaissance, la Nahda ; de même ses différentes communautés religieuses, musulmanes, chrétiennes et juives contribuèrent à donner un élan à cette Nahda. L’exemple des chrétiens fut caractéristique et leur apport très fort.
Voici cinq pionniers de cette Renaissance.

Anastase al-Karmali (1866-1947)

      Savant, polyglotte, homme de lettres, il naquit en 1866 à Bagdad d’un père libanais Mikaël Awad et d’une mère irakienne, Myriam Austin Wasmi-Patros. Il entra à l’école des  Carmes. Il enseigna la langue arabe, notamment aux membres de la communauté française à Bagdad. En 1886, il se rendit à Beyrouth, compléta sa formation universitaire chez les Pères jésuites, apprit le latin et le grec. Il rencontra au Liban les grands pionniers de la Nahda, Ibrahim, Nassif, al Yazagi, Ahmad Faris Chadiak, Adib Isaac.
        Anastase vint encore étudier deux ans en Belgique, et devint carme, près de Liège. En France, il rejoignit les Carmes de Montpellier et passa six autres années à étudier la philosophie, la théologie, la linguistique. En 1893, il fut ordonné prêtre et prit le nom d’Anastase Mari al-Karmali. 
        Anastase al-Karmali rentra ensuite à Bagdad. Il fut nommé directeur général de l’École des Carmes. Il eut pour mission d’enseigner la langue arabe et la langue française pendant quatre ans. Polyglotte, il connaissait aussi  l’anglais, l’arménien, et le persan. Il se donna totalement à la recherche et à l’écriture, fonda la célèbre revue mensuelle intitulée « La langue des Arabes » Lugat al-arab,  pour  promouvoir la langue et la culture arabes. Autour de lui se forma un véritable cercle d’intellectuels, philosophes, linguistes, écrivains irakiens. La renommée de ces majalis du vendredi devint régionale et internationale, touchant les pays arabes L’on y traitait la langue, la littérature et la philosophie arabes et l’on mettait par écrit les débats, en vue d’une publication.
      En 1911, Anastase al-Karmali fut élu membre du conseil des orientalistes allemands. En 1920, il devint membre de l’Académie arabe à Damas. Il conseilla le ministre de l’Éducation de l’Enseignement supérieur pour les programmes et les traductions. Il fut encore élu membre de l’Académie scientifique de Bagdad.
      Parmi ses écrits, signalons le premier ouvrage en 1911, L’histoire de Bagdad, depuis sa fondation jusqu’en 1495. Indiquons un autre ouvrage, L’histoire de la Mésopotamie en deux volumes  et des centaines d’articles dans toutes les revues et tous les magazines de l’époque. Son ouvrage le plus célèbre est le dictionnaire de la langue arabe Al-Musaïd. Il mourut à Bagdad en 1947, et son corps repose encore aujourd’hui dans le couvent des Pères carmes.

Raphaël  Batti (1901-1956).

       Il naquit à Mossoul en 1901. Il fit ses études chez les Pères dominicains de la ville  et en 1914, enseigna à l’école privée des Syriaques orthodoxes. Il approfondit alors la langue syriaque. Puis il partit à Bagdad, entra à l’Éducation nationale et écrivit un premier ouvrage, « La littérature contemporaine », en deux volumes. Raphaël s’orienta ensuite vers l’activité politique, adhéra au parti national démocratique irakien, dirigé par le célèbre Kamil al-Jaderji. Il fut élu parlementaire en 1935. Son mandat fut renouvelé six fois. En 1950, il fut nommé vice-directeur du Ministère de l’Intérieur. En 1953, il devint ministre dans le gouvernement de Fadel  al-Gamali. Il mourut le 10 avril 1956 d’une crise cardiaque.
       Raphaël  Batti est le fondateur, en 1929,  du célèbre journal « Al-Bilad » (Le pays). Écrivain prolifique, haut fonctionnaire, pionnier, il donna ses lettres de noblesse au journalisme. Il créa quatre autres journaux,  Saout al-Iraq, « La voix de l’Irak », en 1930 ; le journal « Al-Jihad » ; « Al Khabar », en 1931, et enfin « Al-Rabï ‘ ».
       Son fils, Faïq Batti, un célèbre auteur et journaliste, publia une encyclopédie des journaux irakiens depuis la création de l’État irakien.

Myriam Narmi (1890-1966)

      Elle fonda le premier journal féminin en Irak, intitulé Fatat al-Arab, « La jeune fille arabe ». Elle était chaldéenne, originaire de la ville de Tell-Kaif. Elle fréquenta beaucoup les salons littéraires, les Majalis du vendredi du père Al Karmali. Elle commença à publier plusieurs articles dans la revue Lugat al-arab. Myriam voulut libérer la femme de l’ignorance, de l’obscurantisme, et des traditions archaïques grâce à l’éducation et au savoir, et lui permettre de jouer son rôle dans la société. Elle mit sa plume au service de cette noble cause.

Yousif  Qelayta ( ?-1955)

       Ce célèbre Assyrien naquit dans le village Mar Bicho, près de la frontière turco iranienne. Il fit ses études à l’école protestante d’Urmia. Il alla s’installer, dès 1920, à Mossoul, capitale de ce villayet. Rapidement, il créa une imprimerie en langues syriaque et arabe et commença à publier un nombre important de textes syriaques, comme les ouvrages d’Abdischo de Nisibe (Le paradis d’Eden), des textes de Narsaï et de Bar Hébraeus.
       Yousif  Qelayta fonda, dès 1921, l’École assyrienne de Mossoul, ouverte aux jeunes hommes comme aux jeunes femmes. L’enseignement était donné en langue syriaque, en anglais et en arabe. L’école devint un foyer culturel pour la formation d’élèves ouverts à la modernité, appelés à jouer un rôle important dans le futur État d’Irak.

Gorgis Awad (1908-1992)

       Auteur fécond, bibliographe, il fut porté dès sa jeunesse vers l’amour du livre. Ce nouvel Ibn Nadim enrichit de précieuses acquisitions (15 000 ouvrages et manuscrits) sa bibliothèque.
       Il naquit à Mossoul en 1908, dans une famille syriaque orthodoxe. Son père était Hanna al-Awad, un fabricant de luths. Il étudia à Bagdad, devint instituteur et travailla dix ans. Il fut ensuite muté à la Direction des Antiquités irakiennes et rapidement, fut nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Dotée de 804 volumes, il l’enrichit de 60 000 titres. Il rencontra en 1935 Anastase al-Karmali, et devint son fidèle adepte, son élève, son fils spirituel pour la culture.
       Gorgis commença à faire paraître des articles dans la revue Al Mktaba. Il écrivit plus de 410 articles, commentaires, études et ouvrages. Dans le domaine des livres, il publia 60 ouvrages, dont le célèbre « Un monument antique en Irak., le couvent de Rabban Hormuz », en 1934. Il corrigea et édita une dizaine de manuscrits  musulmans classiques publiés en Occident au XIXeme siècle. Il passa 60 ans de sa vie à travailler ainsi, avec un esprit de rigueur et de précision, donnant les références. Son frère Michael  Awad (1912-1995), un autre érudit, le soutint. 
       Il y a quelques années, un professeur irakien, Atya, son ancien élève, réunit les ouvrages de Gorgis Awad en six volumes et les publia à Beyrouth, en signe de reconnaissance.



       Il y eut d’autres chrétiens qui s’adonnèrent à faire connaître et développer les sciences arabes. Ils furent à l’origine de la Nahda, la Renaissance arabe en Irak, qui eut une répercussion dans l’ensemble des pays arabes. Ils s’illustrèrent dans les domaines de la peinture, poésie, musique, du théâtre, du cinéma.

Ephrem-Isa YOUSIF
65 - Rue Villeneuve
92110 Clichy France





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            Une rencontre avec un ami irakien : Ephrem Isa-Yousif.

Un contexte national difficile

   Nous le savons : l'actualité des chrétiens d'Irak reste préoccupante. Ils étaient  environ 800 000 (dont 600 000 Chaldéens), soit 3% de la population du pays avant l'entrée en guerre des États-Unis. Aujourd'hui, ce chiffre est à revoir à la baisse. Déjà affaiblis par le régime de Sadam Hussein, puis par l'embargo, ils doivent maintenant affronter exactions et attentats organisés par les groupuscules musulmans fondamentalistes, parfois au quotidien. La crainte de l'avenir déstabilise les fidèles. Des centaines de familles préfèrent fuir à l'étranger, vers la Syrie, le Liban, l'Europe...

   La situation actuelle est bien sombre. Les Églises sont nombreuses sur cette terre d'Abraham (latine, orthodoxe, chaldéenne, nestorienne, syriaque, protestante ) . Une lueur d'espoir est née en 2000, avec la création à Rome de la procure de l'Église chaldéenne près le Saint-Siège.
    Le Synode des évêques de l'Église chaldéenne - regroupant 23 prélats - s'est réuni à Rome en août 2003. En décembre suivant, il a élu Mgr Emmanuel-Karim III Delly nouveau Patriarche, en remplacement de Mgr Raphael Bidawid I, décédé au Liban le 7 juillet précédent. Jean-Paul II l'a reçu en audience, ainsi que ses frères dans l'épiscopat. Le vendredi 5 décembre 2003, les représentants de l'Église catholique et de l'Église chaldéenne ont échangé les espèces consacrées dans la basilique Saint-Pierre. 

   Déjà le 20 mars 2003, dans la cathédrale Saint-Joseph de Bagdad, devant la statue pèlerine de Marie, Reine de la Paix, les autorités des différentes Églises avaient consacré l'Irak à la Vierge.

Tensions en Irak

Mgr Jean Benjamin Sleiman, archevêque latin de Bagdad, a déclaré le 15 août 2003 :
  - « Le comportement des prédicateurs sectaires venus des États-Unis, qui cherchent à convertir les musulmans, risque d'aggraver les tensions en Irak et font le lit des intégristes islamiques. Les problèmes risquent d'augmenter pour les chrétiens, parce que ce désastre social favorise la montée des forces intégristes islamiques, et la population civile identifie
plus ou moins les chrétiens irakiens aux Occidentaux, et par conséquent aux Américains. » (Misna/Infocatho).

C'est l'époque où le Père Nizar Semann, du diocèse de Ninive, lance son appel :
- « Je m'adresse à tous les chrétiens du monde et en particulier aux organisations ecclésiales, pour qu'elles apportent des aides aux chrétiens irakiens. Il est important que, dans des moments aussi difficiles, les chrétiens d'Irak se sentent soutenus avec force par leurs frères étrangers. » (E.d.M., n° 119, 3e trim. 2003).

Récemment,  la signature de la Constitution provisoire irakienne  instaure l'égalité des droits pour chaque citoyen, sans distinction de sexe, de religion ou d'appartenance cultuelle. Cela suffira-t-il  à apaiser les cœurs et les esprits ?

Rencontre avec un témoin

C'est dans ce contexte du Moyen-Orient que j'ai souhaité rencontrer Ephrem Isa YOUSIF, au sujet de son livre Une Chronique mésopotamienne (1830-1976), publié aux éditions de L'Harmattan en 2004. Nous nous  étions déjà rencontrés, voici plus de deux ans. J'étais heureux de savoir que nous allions nous revoir. Une rencontre avec lui, c'est un bien sûr un échange, mais aussi l'ouverture d'une page biblique. Ce qui frappe d'emblée chez Ephrem, c'est sa capacité à accueillir l'autre, les courants de pensée, les spiritualités, les fruits de l'histoire. Est-ce la conséquence de ses origines irakiennes, terre de passage et donc d'échange ?  Le fruit de sa formation humaine et intellectuelle ? Sans doute les deux...
Ephrem Isa-Yousif est né le 1er juillet 1944. C’est le fils aîné d’une famille de huit enfants.
C’est un philosophe, spécialiste de la civilisation mésopotamienne, rompu à la fréquentation des langues sémitiques, féru de littérature syriaque. Il a fait ses études à l'université de Nice, où il a soutenu une thèse de doctorat en Civilisations, en 1980, et  plus tard une autre thèse en Philosophie à Toulouse. Ses parents sont originaires de Sanate, village chrétien assyro-chaldéen (de rite oriental rattaché à Rome) qui regroupe 250 familles. Ce village est situé  dans le Kurdistan irakien, province de Dohuk, à deux pas de la Turquie.

Le syriaque, idiome araméen.

Au nord de l’Irak vivent la plupart des chrétiens orientaux. Ici, les villageois parlent le syriaque, dialecte issu de l’araméen, la langue de Jésus, diffusée à travers tout le Moyen-Orient dès le second millénaire avant notre ère. Comme Ephrem-Isa YOUSIF l'écrit, le peuple auquel il appartient « se désaltère en chemin aux sources profondes du christianisme. » (p. 13). En effet, ce fut sur cette terre de Mésopotamie qu’Abraham, Père des croyants, 19 siècles avant notre ère, entendit l'appel de Dieu l'invitant à gagner la Terre promise.

L’église de l’Orient

Mais les lointains ancêtres d'Ephrem étaient nestoriens ou disciples de Nestorius.( Patriarche de Constantinople, condamné par le concile d'Ephèse en 431 pour avoir soutenu la séparation en Jésus-Christ des deux natures divine et humaine, il refusait aussi le titre de Mère de Dieu à la Vierge Marie. Il mourut en  451). Très tôt, ces nestoriens allèrent évangéliser l’Inde et la Chine. Plus tard, apparurent au nord de l’Irak les premiers missionnaires catholiques, venus d’Occident. « Mon garçon, expliquait au petit Ephrem sa grand-mère, comme tu le vois, nous descendons tous des nestoriens. Nous sommes devenus catholiques... » (p. 29).

Une chronique mésopotamienne

   Ce beau livre est loin de contenir les seuls épisodes tragiques d'Irak. Il est traversé par un souffle poétique. C'est dans un style dense et profond, avec un sens réel des images évocatrices qu'Ephrem fait revivre les scènes de son passé : « Je me tourne vers le temps jadis. Je retrouve le bleu lapis-lazuli du firmament. Sanate, mon village, s'accroche au flanc de la montagne, entre ciel et terre (...) Est-ce le vent qui m'apporte ces bruits familiers, le cri des oiseaux, le bruissement des sources, l'écho des cascades ? À l'heure où tombe la nuit des sommets, où les astres poudroient, est-ce encore lui qui pousse devant moi ces ombres ? » (p. 8).
   L’ouvrage d’Ephrem est une tranche de vie, chronique passionnante d'un village pendant un siècle, sur trois générations successives, « trois actes d'une pièce », me dit-il. Trois personnages racontent l’histoire,  la grand-mère maternelle, Ketro, née vers 1895, analphabète, le père, Youssef, né en 1920, villageois, et le petit-fils qui  traite des événements allant de 1953 à 1976.

 La grand-mère

   Ketro  relate à Ephrem, encore enfant, les réalités du passé : « Elle me sourit puis, bavarde, elle continua à me raconter ses souvenirs, enfouis au plus profond d'elle-même, rejoignant, réveillant une mémoire collective. » (p. 31). Elle l'éveille à la mémoire et à la valeur des choses : « Ketro parlait avec les plantes, les arbres, les bêtes, les neiges des montagnes, elle chantait avec les sources et les cascades. Ses paroles ruisselaient dans le vent. » (p. 10). Elle lui dit ses racines qui plongent dans la culture mésopotamienne,  les relations parfois tendues entre les dignitaires de l'Église chaldéenne et les autorités catholiques de Rome, au XIXe siècle.

   La mémoire embellit l’enfance. Ephrem se souvient de ses conversations avec grand-mère :
- Quels étaient les rapports d'alors avec l'État turc ?
- « Il faut remonter en 1839, date à laquelle le sultan ottoman Abdul-Medjid Ier déclara l'égalité des droits des citoyens de son Empire, auquel cette partie de l'Irak actuel appartenait. Toutefois, dans les faits, les chrétiens restaient des « dhimmis, » des  "soumis" à l'autorité ottomane. »

- Les conflits entre chrétiens et musulmans ne dataient pas d'hier dans cette région !« Hélas, non ».
-        Grand-mère me raconta comment Béder Khan, l'émir kurde du Botan, avait massacré un grand nombre d’habitants chrétiens en 1843-1844. Elle m’apprit aussi qu'en 1894 et 1896, sous le règne du sultan rouge, Abdul Hamid II, des chrétiens arméniens,assyro-chaldéens, syriaques, furent victimes des troupes ottomanes. L'église arménienne d'Urfa, où s'étaient réfugiés des hommes, des femmes et des enfants, fut incendiée. À Diyarbakir, d’autres chrétiens périrent égorgés comme des moutons, découpés en morceaux, leurs habitations furent détruites...
-         La suite a été aussi dramatique, semble-t-il !
      - « En effet, les Ottomans ont massacré environ 250 000 chrétiens assyro-chaldéens entre 1915 et 1916 ! Il en restait à peine 300 000, à la fin du premier conflit mondial. »

Le père

   Le père prend la suite de la grand-mère, pour raconter l’histoire. Il relate le mandat britannique, la création de l'État irakien en 1919, son indépendance en 1932, les massacres des Assyriens en 1933, perpétrés par les autorités irakiennes. Il  parcourt Mossoul au sujet de laquelle l'actualité nous transmet de si sombres nouvelles :
   « Non loin des ruines imposantes de la citadelle Bash Tapia, au nord de la cité, s'élevait Tâhira des Chaldéens, l'ancienne église du Vieux Couvent (...) dédiée à Marie. L'on pouvait admirer ses nefs, ses voûtes en ogives (...) La cathédrale, ornée de colonnes, enrichie de chapelles bariolées, abritait les tombeaux des patriarches et des évêques (...). Le coeur de Mossoul était dominé par la belle église des Dominicains. Édifiée dans un style romano-byzantin, elle était surmonté de deux coupoles et d'un clocher, financé au XIXe siècle par Eugénie, l'impératrice des Français (...)
   Sous mes pieds, [ reprend le père], dormaient les restes des palais des grands monarques assyriens du VIIe siècle avant notre ère, (...) Grandeur et décadence des empires, fragiles comme l'argile. Sur la colline d'en face, j'apercevais le village et la mosquée dite de Jonas (...) avec son minaret en aiguille. Elle accueillait les pèlerins qui y venaient  et priaient devant le tombeau du prophète. » (pp.116-117).

     Puis le père poursuit : « Durant mon séjour à Mossoul, je découvris le cinéma, la presse,
les beaux restaurants ouverts sur le Tigre... » (p. 118).

Le petit-fils

Ephrem évoque à son tour des personnages pittoresques. Voici le curé de Sanate, Matti Rabban Yacoub, de la tribu Bi Schlemoun, personnage hors norme, prêtre et guérisseur, poète et pédagogue. Il était surnommé "Rabbi".À chaque personne qui venait le consulter, il préparait un bout de papier - la Ktouta - sur lequel il écrivait : Jésus, Marie, Joseph ou une citation biblique. Il le pliait, collait les deux bouts puis le remettait au demandeur, le priant de le garder sur soi mais sans l'ouvrir : « Si la guérison intervenait, si l'affaire s'arrangeait, ils
criaient au miracle. » (p. 171). 

   Ephrem décrit avec tact et authenticité les travaux et les jours, les tâches agricoles, le labeur quotidien et les réunions familiales. Sous sa plume, le temps devient léger, il passe comme un souffle discret. Les fêtes chrétiennes donnaient lieu au village à des moments de joie, comme ce jour de Pâques où « selon la coutume (...) chaque chef de tribu, accompagné de dignitaires, alla présenter ses voeux aux autres tribus. Tous buvaient du café, fumaient des cigarettes, mangeaient des pâtisseries avec leurs hôtes, restaient déjeuner ou dîner, discutant longuement des affaires du village. » (p. 72).

Le départ

   En 1961, Sanate et sa région passe aux mains du grand chef  kurde Mustafa al-Barzani. En 1974, Ephrem nous fait partager les heures tragiques de la guerre civile après que le Kurdistan ait demandé plus d'autonomie au gouvernement de Bagdad. Le récit prend fin le 15 août 1976, jour de l'Assomption.
   L'État irakien vient de déployer ses armées dans tout le Kurdistan. Une garnison s'est installée
aux portes de Sanate. Le 13 août, un ordre tombe : les habitants ont trois jours pour quitter le village ! La mère d'Ephrem, Ouarina Isa, emballe la vaisselle puis parcourt les jardins potagers et les vergers, une dernière fois. Le soir même, après le départ forcé des habitants, le village est rasé par les soldats irakiens. Les chrétiens reçoivent des « compensations financières ridicules » (p. 228). Au total, 180 villages chrétiens sont détruits en quelques semaines dans la région et des dizaines de villages kurdes.

L’émigration

- Que se passa-t-il- pour ces populations déportées dans les années qui suivirent,  demandai-je à Ephrem ? 
- « Tous les villages situés à moins de 50 kms de la frontière turque devaient être vidés de leurs habitants. Les habitants tentèrent de partir vers les grandes villes, Bagdad, en particulier. D'autres s'embarquèrent tant bien que mal pour l'Europe, l'Australie, l’Amérique. ». La famille d’Ephrem émigra à Bagdad. Lui, il poursuivit ses études En France.

- Êtes-vous retourné en Irak ?
- « J'y suis revenu le 7 avril 1980. On voulut alors me nommer professeur de philosophie à l'université de Bagdad. En réalité, ce fut une véritable aventure. Mon avion atterrit au Koweït. Je remontai en voiture jusqu'à Bagdad.  Mais à cette époque la plupart des fonctionnaires devaient être membres du parti Baas. Cela posait un grave problème. Je préférai donc regagner la France et, depuis, je ne suis plus revenu dans mon pays natal. »

L'avenir

- Comment voyez-vous l'avenir des chrétiens en Irak ?
- « Pendant des années, la seule liberté pour les chrétiens irakiens, c'était la prière. Ils vivaient comme des citoyens de second ordre Je vous informe que  le peuple assyro-chaldéen a été mentionné pour la première fois dans la nouvelle Constitution provisoire de l’Irak , en 2004.
Je vous prie de noter  aussi la violence régnant sur le terrain. Actuellement les 3/4 des chrétiens de Bassora sont partis, soit en Jordanie, soit en Syrie. Le cimetière chrétien de la ville a été profané. Depuis août 2004, une douzaine d'églises a été détruite à Bagdad et à Mossoul. L’évêché chaldéen de Mossoul a été dévasté.  L'évêque des Syriaques catholiques de Mossoul a même été kidnappé, puis relâché ! Les chrétiens d'Irak n'ont jamais connu une telle situation depuis le VIIe siècle, période marquant l'arrivée de l'Islam. Je note également la trop grande discrétion de l'Église de France concernant leurs frères d’Orient. ».
- Pensez-vous que la démocratie ait une chance en Irak ? 
- « Il y a un espoir, mais des risques d'éclatement. Car chacune des trois régions de l’Irak, la région du nord, kurde,  celle du centre habitée par des sunnites et celle du sud où vivent les chiites, doivent s’entendre pour créer un fédéralisme intelligent et pacifique. » 
-  Gardez-vous des contacts fréquents avec les gens vivant sur place ?
- « Oui, nous correspondons par l'Internet, ou par courrier ou par téléphone si besoin. Aujourd'hui, les chrétiens de ma région natale, au nord,  ont meilleur moral que ceux de Bagdad ou de Mossoul. L'avenir nous dira comment la réalité évoluera ».

   Je quitte Ephrem en me souvenant de ce qu'il écrivait, point d'orgue de son ouvrage : « Ces Mésopotamiens gardaient confiance en l'avenir. Ils savaient que les millénaires n'avaient pu les courber. Les nombreux déluges d'eau, de feu, de sang qui avaient déferlé sur eux, ne les
avaient pas décimés mais, chaque fois, recréés. » (p. 227).

Patrick SBALCHIERO



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N° 572 Mars 1994
 Eaux vives
 Revue chrétienne de culture

Livres

Parfums d’enfance à Sanate
Un village chrétien
Au Kurdistan irakien

D’Ephrem-Isa YOUSIF



      Comme le résument bien le titre et le sous-titre de ce livre, c’est, vue par un enfant, la chronique d’un village irakien autour des années cinquante, il y a à peine quarante ans, la vision d’un monde, à nos yeux d’Occidentaux, complètement disparu. En cent tableaux divers nous est comptée la vie d’une communauté chrétienne, vivant depuis l’âge des apôtres sa même fidélité au cœur du Kurdistan mais toute proche de la Turquie.
    Immuable dans sa foi et dans le maintien de ses impératifs sociaux et familiaux, elle apparaît en même temps pétrie de traditions rurales marquées au coin de l’amitié et de la tolérance et rythmées par d’allègres fêtes au gré des saisons. 
Cette discipline librement consentie permet à la communauté qui garde son nom d’assyro-chaldéenne de se fondre avec ses voisins musulmans kurdes dans la vie quotidienne : la rue, l’école, les champs, le commerce…

      L’enfant Icho vit tout cela avec son cœur paisible et affectueux rempli d’une intense joie de vivre, mais il ne tarde pas à connaître les limites de son univers de paix et d’amour […]  
Avec le temps il découvre l’immense richesse spirituelle dont il est l’héritier à travers sa langue, l’araméen qui est la langue du Christ. À sa grande surprise, ce sont des femmes, ces religieuses venues à Sanate dans la suite de l’évêque, qui se chargent de cette initiation à sa foi.
      Bientôt enfin, il lui faut suivre le sort de tous les enfants doués. Il quitte le village et toute son enfance pour continuer ses études dans la grande ville au bord du fleuve, loin de ses montagnes kurdes. Aujourd’hui, sa petite patrie n’existe plus. La guerre a fait fuir tous ses habitants. Il ne reste que des ruines dans ce pays, si proche pourtant du Paradis terrestre.
     Après avoir lu ce récit si frais, si coloré, si tendre et chaleureux, comment ne pas regretter que le théâtre de cette histoire millénaire ait à jamais disparu et que ses personnages soient dispersés aux quatre coins du monde.

I. Cayol






       
     
  

  

    















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