samedi 13 avril 1996

Retour à Sanate



Ma jeunesse court toujours dans les montagnes de Sanate.

J'aime venir à sa rencontre. Plus je me presse, plus elle s'éloigne de moi, marchant toujours à petits pas égaux, et je ne peux la rattraper. Parfois, elle se retourne, me regarde, les yeux brillant d'un feu accompli ; puis repart. La poursuite m'exalte, me grise de bonheur, me décourage parfois...

Je n'oublierai pas ce samedi de 1959 où je rentrai à Sanate après trois ans d’études et retrouvai, avec insouciance, mon petit royaume. Mes amis Chlemoun et Rouel, deux garçons délurés, y étaient aussi rois. D'emblée ils m'annoncèrent la grande nouvelle :

— Icho, il y a beaucoup de perdreaux cette année dans la montagne !

— Formidable, leur répondis-je, nous les capturerons !

Je me levais au point du jour et je partais le coeur léger battre les sentiers embaumés qui se frottaient aux jambes des chênes. Chlemoun m'accompagnait. De mes mains malhabiles, je fouillais les tempes bouclées des buissons, et les creux du sol. Je tombais parfois sur un nid. La mère perdrix, au plumage d'une beau rouge cendré barré de noir sur les flancs, sautait en boule ou s'envolait, affolée, en criant :

— Cacabo, cacabo !

Je prenais deux ou trois de ses petits et les enfermais dans la cage que j'avais apportée. Quand ils étaient trop grands, les oiselets s'échappaient et Chlemoun, agile et vif, courait derrière eux en riant. De retour à la maison, je plaçais la cage près de la fenêtre. Chaque matin, ces perdreaux, symboles de fierté, de dignité, de courage, pour les gens du pays, berçaient mon réveil par les vagues de leurs paisibles mélodies. Je les récompensais en les gavant de graines choisies.

J'allais aussi chercher des noix de galle, riches en tannin, dans les chênes verts. Je les remettais le soir à Papa qui les vendrait très cher aux marchands de Mossoul. Elles servaient à fabriquer de l'encre et des teintures.

Le monastère de Youssif Hazzaya

Un jour, Rouel et moi, nous nous perdîmes dans la montagne. Nous ne nous souvenions plus de ce chemin qui grimpait, grimpait toujours, puis redescendait vers des gorges étroites. Le soleil tapait dur, la fatigue commençait à nous gagner. Nous finîmes par tomber sur une bâtisse en pierres taillées, jointoyées à la chaux, qui se cachait parmi les arbres pleins de huppes rousses, rosés et noires et de piverts aux capuchons rouges.

_ C'est le vieux couvent ! s'exclama Rouel en reconnaissant les ruines.

Ce monastère fut fondé au VIIIeme siècle par un moine, appelé Atqen. Puis il devint un centre de vie spirituelle de l'église syriaque orientale. Il rayonna en Haute-Mésopotamie iusqu'au XVIIeme siècle, époque où il perdit la plupart de ses religieux. Des familles chrétiennes s'installèrent alors sur les terres abandonnées. Le couvent retourna au silence, mais un village, Omera, poussa autour.

Rouel courba la tête pour passer sous un petit portail formé de trois gros blocs. Il poussa une porte et, se retournant, me pria de le suivre. Je pénétrai dans une pièce voûtée. Sa surface ? Une vingtaine de mètres carrés. Un autel servait encore à dire la messe. Au fond de la salle, deux portes donnaient accès aux quatorze cellules des moines. Deux tombeaux attirèrent mon attention, celui de Mar Atqen et celui de Youssif Hazzaya, l’auteur de nombreux ouvrages, qui disparut en 786.

— Ainsi, cet écrivain syriaque est enterré ici ! m'exclamai- je. Une sorte de gourmette géante était scellée au mur, juste à côté des tombes.

— A quoi sert-elle ? demandai-je à mon copain.

— A attacher les pieds des fous. Après les prières d'usage,

Atqen "déchaîne" les malheureux de leur haut mal et les guérit.

Dehors, les gros chênes du voisinage semblaient méditer sur la fragilité humaine. Leurs branches étaient couvertes de ces fichues noix de galle, dont la quête avait égaré notre marche, mais par respect pour le saint moine, nous n'en cueillîmes aucune.

Le pique-nique à Bédranita

— Prépare-toi Icho, me cria Maman ce matin-là. Je t'invite ainsi que les petits à un fastueux pique-nique à Bédranita !

Une heure plus tard, nous sortîmes à pied du village. Ferdo portait mon frère Jamil, brun, gracieux, et les provisions. Il fit entendre un long hennissement quand il reconnut la ceinture festonnée de ceps qui ceignait notre domaine.

Ô charme des vignes et des vergers ! Là, tout contre les micocouliers, les pampres tenaient le sceptre des couleurs somptueuses, enchâssant leurs grappes de vermeil, d'ambre, d'hyacinthe, de cornaline, et de jais dans le vert du feuillage.

Jamil sauta à terre et courut vers les raisins. Ferdo le suivit d'un pas vif, friand lui aussi de grains satinés. Maman s'installa avec mes autres frères à l'ombre bruissante d'un noyer et commença à préparer le repas. Papa me proposa de faire un tour. Comme un roi d'Assyrie au coeur de ses jardins fabuleux, il se promenait, d'un pas fier dans les larges allées d'où montait l'arôme des fruits mûrs. Les pommiers tachetés de pourpre ployaient sous le fardeau de leurs escarboucles brillantes. Les pruniers jouaient avec leurs billes d'agate, rondes et polies. Les figuiers nous jetaient en hommage des bourses mauves qui se tendaient à nos pieds, découvrant leur tissu carminé. Les grenadiers, hauts de trois mètres, cachaient parmi leurs feuilles luisantes de grosses baies en cuir de Cordoue. Plus loin, je cueillis l'une des poires qui chatoyaient à la lumière comme des pendeloques suspendues aux branches des arbres. Avec jouissance je mordis dans cette chair blonde, exquise, sucrée !

— Quelle peine j'ai prise pour obtenir de beaux légumes !me confia mon père. Viens voir !

Nous empruntâmes une allée ombragée pour nous rendre au potager. En guise de salut et de paix, les aubergines baissèrent vers le sol leurs massues oblongues, vernies de violet sombre. Les potirons posèrent à terre leurs bonnets de sultan. Revêtues de tuniques vert céladon, les courgettes firent la révérence. Les navets remontèrent pudiquement leurs collets d'améthyste sur une peau laiteuse. Que leur répondis-je ? Je serrai seulement les doigts lisses et tendres des concombres, puis j'allai boire en guise d'apéritif l'eau du ruisseau qui frissonnait au milieu du jardin.

— Brelé Ikhala, le déjeuner est prêt ! cria Maman.

Nous la rejoignîmes, nous assîmes sur l'herbe puis nous dégustâmes des dolmês, des feuilles de vigne farcies. Pour la sieste, je choisis un micocoulier à cent mètres des enfants qui jouaient avec gravité. Je m'allongeai. Une paix champêtre submergea mon coeur, et je m'abandonnai à une langueur toute orientale. Je me sentis un homme de l'été édénique, sous l'apothéose verte et or du feuillage ! Un frémissement léger me fit sursauter. Je soulevai les paupières. Un serpent alerte, brillant, sensuel, me fixait de ses yeux ronds et froids de quartz jaune. Il devait bien mesurer deux mètres de long. Je poussai un cri. L'animal se tordit, recula, puis il se glissa avec un cliquettement clair parmi les herbes et les pierres. Sa queue d'ébène où s'allumaient de petits éclats de soleil d'un jaune orangé disparut dans un buisson. Ma voix perçante avait alerté mes parents qui accoururent.

— Icho ! Que t'arrive-t-il, me demanda Maman, inquiète.

— Un serpent horrible, là-bas..., lui répondis-je.

— T'a-t-il piqué par malheur ? reprit Ouarina pleine d'effroi.

— Non ! Mais il faut tuer ce sale reptile tout de suite !

— Tu dis des sottises, bougonna Papa. Supprimer le gardien de ce jardin !

Puis, changeant brusquement d'humeur il éclata de rire.

— Quel poltron, mon Dieu ! Ce serpent n'attaque jamais personne. Il est inoffensif et de très bon augure. Il éloigne les voleurs, les autres bestioles, et les mauvais esprits ! Cherche-lui donc un nom !

Je ne sus que répondre. Je revis souvent le serpent, seigneur de nos terres. Je m'habituai à sa présence gracieuse, tranquille et douce. Je l'appelai Koma, ce qui veut dire "noiraud ".


La fête de la Chéra à Sanate

Le quinze août, c'était la fête de la Chéra. Selon la tradition, les Sanatiens dispersés aux quatre coins du pays se retrouvaient tous dans la joie de leurs coeurs. Vers midi, ils allaient prendre leurs fusils. Cet été-là, je les accompagnai au concours de tir qui se tenait à Behoaré, l'un des sites les plus pittoresques de la région. Quelques décennies auparavant, le roi de l'Irak, Ghazi, en était tombé amoureux. Il avait voulu y construire un palais, mais il était mort avant d'avoir pu réaliser son rêve.

Piloté par l'oncle Mansour, au bout de dix minutes, j'atteignis ces gorges sauvages dont les falaises s'élevaient à trois cents mètres de hauteur. La rivière Robara les traversait en murmurant. Des chênes, des grenadiers, des figuiers, des peupliers ombrageaient notre chemin. Je frôlai une cascade qui se haussait, tel un serpent d'écume verte, sur le croissant de sa queue. Son souffle humide et puissant m'effleura les joues. Un peu plus bas, sifflait une autre cascade. Toute chancelante, elle allait se lover parmi les rochers bleu marine disposés en gradins.

Pendant que les gars se préparaient à l'épreuve, je grimpais visiter les grottes perdues au creux de la falaise. Surpris, j'y découvris des centaines de chauves-souris. Elles pendaient aux plafonds, les museaux pointus, les oreilles soyeuses et les ailes d'organdi transparent, repliées sur leurs ventres et leurs flancs. Je pensai avec une frayeur ridicule qu'au crépuscule, ces ombres, ces oiseaux des défunts, comme on les appelait, sortiraient de leurs cachettes et survoleraient mollement Behoaré !

Le premier coup de fusil résonna dans ces gorges pareil à un coup de canon. Je redescendis vers les compétiteurs. La lutte fut ardente. Au bout d'une heure, l'oncle Mansour remporta la victoire. Un sentiment de fierté m'illumina ! J'embrassai le meilleur tireur de Sanate, puis je sautai dans la nappe d'eau formée par les cascades et nageai un moment.

Au milieu de l'après-midi, clair et chaud, nous rentrâmes tous au village, et nous nous dirigeâmes vers l'église. Assises sur les rebords de l'immense terrasse, à l'ombre du clocher en escalier surmonté d'une croix, quelques femmes endimanchées nous attendaient en papotant. Le carillon, joyeux et fou se mit à virevolter. Le curé Matty récita les prières du jour et entama un hymne mariai, Bchima de Baba, qui fit vibrer toutes les âmes. Il invita les fidèles à baiser l'icône de la Vierge et à offrir leur obole, une pièce d'argent. Après les prières, les réjouissances ! Des paysannes présentèrent les plats qu'elles avaient préparés à la maison. Elles les disposèrent en trois cercles : l'un pour les hommes et leurs invités kurdes et arabes, venus apporter le rayonnement de leur présence, le second pour les enfants, le troisième pour elles-mêmes. Au signal du maire, l'assemblée commença à manger. Danses et chants rythmèrent, bien sûr, la fête qui se prolongea tard dans une allégresse idyllique. A l'aube, l'air de la montagne retentissait encore de cris, de refrains jetés à toute volée par les petits et les grands, Ah ! les jolies promenades que je fis encore, de fleurs en fleurs, et de joies en joies !

Une pierre célèbre

Je retrouve ma candeur en évoquant ce jour vermeil où je traversai la Nhéra en sautillant sur de gros cailloux. Je gagnai les gorges du Galya, et, au bout d'une demi-heure de marche, je redescendis à gauche, vers un rocher qui tournait le dos à la route. Des sculptures maladroites en ronde-bosse ornaient sa face cachée. Elles figuraient les deux sexes, féminin et masculin. Des hommes de la préhistoire nous avaient laissé ces symboles de fécondité. Je connaissais déjà ce coin de terre, car j'y étais venu chercher les mûres blanches ou rouges qui y pullulaient. Mais je n'avais pas fait attention à la célèbre pierre aux sexes.

Peut-être les montagnes atteignaient-elles leur paroxysme de beauté en septembre, quand le soleil attiédi s'attardait sur les pentes boisées. Un vent roux ébouriffait les houppes brunes des chênes et les chevelures tâchées de fauve des noyers. Le ciel passa du bleu transparent au gris pâle. Les premières pluies tissèrent autour du village un épais voile de mousseline. La Nhéra gonfla, déborda légèrement. Les longs pinceaux ocellés de jaune et de rouille des peupliers qui bordaient ses berges baignèrent dans l'eau. Puis le soleil rebrilla. Mille marbrures aux teintes de soufre, de brique, d'incarnat, d'améthyste montèrent aux pommettes des vignes. Les jardins où je courais pour la cueillette des fruits s'illuminaient d'une même flamme pourpre, violette. L'incendie me toucha et mon coeur flamba pour l'automne qui me jouait si bien sa symphonie en or majeur !

On ne peut attraper à la fois le sommeil et la perdrix, affirme un proverbe local. Papa se levait très tôt, prenait sa carabine et partait rejoindre les chasseurs dans la montagne. La petite équipe se divisait en deux. Une moitié rabattait, par ses cris, les sangliers et les bouquetins descendus des hauts sommets.

L'autre moitié, passée derrière les rochers, guettait les bêtes, prête à tirer. Souvent le soir, Youssef, fort satisfait, nous ramenait un quartier de capiteux gibier. Maman nous cuisinait de savoureuses brochettes.

Mésopotamie, paradis des jours anciens, édition l’Harmattan, Paris, 1996, Chapitre XX, page 171.