dimanche 24 janvier 1999

Sanate


Je suis d’origine irakienne. Mes racines sont dans un village du nord de l’Irak, Sanate, village chrétien dans le Bahdinan tout près de la frontière turque. J’appartiens à une famille chrétienne, membre d’une minorité nationale et ethnique, les Assyro-Chaldéens. Ce peuple vit en Irak depuis l’aube de l’histoire. Au IIIe siècle, des textes en syriaque attestent de leur présence dans cette province.

Mes parents en1968
Né à Sanate en 1944, j’y ai fait mes premières études, comme mon père. En effet, lorsque la frontière entre la Turquie et l’Irak fut fixée en 1926, un an après le rattachement du vilayet de Mossoul à l’Irak, le village se trouva du côté irakien, mais à moins de sept kilomètres de la frontière. Ma famille avait d’ailleurs des lopins de terre du côté turc. Or, la première chose que fit le gouvernement irakien fut la création d’une école primaire en 1926 à Sanate. C’était évidemment une école où l’enseignement se faisait en arabe, langue que peu de gens parlaient alors. Ma langue maternelle est le soureth[1] . Le kurde nous était connu à cause de notre environnement et nous le parlions couramment. A l’école, je me suis mis à l’arabe. Les professeurs étaient chrétiens pour la plupart, originaires de Mossoul, des Assyro-Chaldéens arabisés. J’ai ainsi fait toutes mes études primaires dans mon village.

Sanate est un beau village de 150 familles à 1900 mètres d’altitude, situé à égale distance de deux monastères, Mar Atqayn, où se trouve le tombeau de Mar Yûsef Hazzâya, grand mystique syriaque du VIIIe siècle, et un autre monastère appelé Mar Sawr ’Ishô.

Mon père était surtout un caravanier et, avec quinze autres caravaniers, il importait depuis Zâkho, à neuf heures de marche de Sanate, tout ce qui était utile aux gens de la région. Il fournissait ainsi les villages chrétiens comme les villages musulmans kurdes, que ce soit du côté irakien ou du côté turc. A l’époque, la frontière était perméable et le passage se faisait sans difficultés. Le village de ma mère s’était retrouvé du côté turc (Un village appelé Harbol, dont les Turcs ont depuis turquifié le nom). J’avais donc, par le hasard du tracé de la frontière, un grand-père irakien et un grand-père turc. Mais ceci ne posa pas de problème pour obtenir la nationalité irakienne.

La province de Mossoul était une ex-province ottomane, il était facile de devenir irakien. Il faut dire que les villageois chrétiens, pour la plupart, étaient soulagés d’échapper à la Turquie. Les souvenirs des massacres contre les Arméniens et les Assyro-Chaldéens les hantaient tous. C’est pourquoi la plupart des chrétiens optèrent pour l’Irak. La présence des Anglais en Irak et du mandat, les rassuraient aussi. Beaucoup d’Assyro-Chaldéens choisirent ainsi de migrer un peu plus au sud pour être en Irak. Ce fut le cas des habitants de Bellôn qui choisirent de venir en Irak : le patriarche chaldéen actuel, Bidawî, est originaire de ce village.

A cette époque, les troubles au Kurdistan étaient situés plus au sud, dans la région de Sulaymâniyye contrôlée par le cheik Mahmûd, et nous avions une impression de sécurité relative au Bahdinan. [2] L’école primaire de Sanate a donné des dizaines de fonctionnaires, d’instituteurs et de journalistes à l’Etat irakien. En revanche à Harbol, le village de ma mère qui est resté du côté turc, il n’y a pas eu d’école avant 1980. Ma mère était analphabète et ne parlait pas arabe. Bref, Sanate avait son école, son église et sa gendarmerie.

En 1956, dès la fin de mes études primaires à Sanate, mon père m’a envoyé à Mossoul dans une école secondaire chrétienne dirigée par les Dominicains. Il s’agissait d’une mission française où les cours étaient donnés en arabe et en français. De Sanate à Mossoul, il fallait quatre jours de marche. A douze ans, je voyais pour la première fois la grande ville, ce qui fut un choc pour moi : mes premières voitures et des femmes en vêtements modernes, l’électricité et un confort qui m’époustouflait. Moi qui pensais que le monde entier parlait soureth, je découvrais un autre monde. Mais ce fut aussi un rapport exalté avec ma culture d’origine : près de Mossoul se dressait la capitale de l’antique Assyrie, Ninive, et les programmes d’histoire arabe et antique à l’école me confirmaient la continuité de cette culture depuis la période antique jusqu’à aujourd’hui. Je suis resté à cette école de Mossoul jusqu’à 23 ans.

Ma communauté, celle des Assyro-Chaldéens, se répartit entre nestoriens, les « Assyriens », et catholiques qui se nomment « Chaldéens ».

A l’époque ottomane, pour les Chaldéens, les Assyriens étaient des montagnards, rustiques mais courageux. Alors que nous, les Chaldéens, étions des Râya-s [3], eux, les Assyriens, avec leurs ‘Ashîra –s et leurs Mellek-s [4] , avaient des chefs reconnus. Par ailleurs, le millet chaldéen ne date que la fin de l’empire ottoman. [5] Le véritable rattachement à Rome de l’Eglise chaldéenne ne remonte, en effet, qu’à 1832. Les mariages entre Assyriens et Chaldéens étaient parfois difficiles.

En 1962, la guerre reprit au Kurdistan, mais cette fois-ci notre région était directement concernée. Bârzanî avait pris la suite de cheik Mahmûd dans la direction du mouvement kurde.

Les Assyro-Chaldéens soutenaient, pour une partie d’entre eux, Bâzanî et, pour une autre, dans les villes, le gouvernement. Les gens des villages étaient peu politisés et désiraient avant tout la sécurité. A partir de la révolte de Bârzanî, Sanate devint célèbre. De 1961 à 1975, en effet, les peshmergas y regroupèrent leurs prisonniers. C’est notre école qui servit de centre de détention. Les soldats et les gradés irakiens étaient reconnaissants aux habitants de Sanate pour le bon traitement qui leur était réservé. Il faut rappeler que dans la guerre entre Bârzanî et le gouvernement irakien, Bârzanî a véritablement protégé les Assyro-Chaldéens des exactions kurdes. Les Assyro-Chaldéens, eux, ne voulaient qu’une chose : la paix. Parce que c’était une région de petites propriétés, il n’y avait pas chez nous de problèmes sociaux comme dans le sud de l’Irak. En revanche, une émigration régulière vers les villes de Zâkho et Mossoul accueillait ceux qui, du fait de leur nombre, ne pouvaient vivre de la terre. Mais ces départs du village étaient le fait de la nécessité. On ne quittait pas Sanate de son plein gré et avec joie. On se souvient que le roi Ghâzi, qui avait visité Sanate, avait trouvé le site exceptionnel. Il voulut s’y faire construire un palais, peu avant de trouver la mort dans un accident de voiture en 1939.

En 1974, je dus venir en France pour des raisons de santé. Alors que je poursuivais mes études à Nice, des nouvelles alarmantes arrivèrent du pays. Je reçus des lettres bouleversantes de mes parents : le gouvernement irakien déplaçait les villages plus au sud pour créer une ceinture de sécurité le long de la frontière avec la Turquie. Sanate était dans la zone concernée. Mon village fut vidé en 1976. Les habitants partirent sans grande indemnisation pour Zâkho, puis pour Bagdad. Ce fut le cas de ma famille qui s’installa à ‘Aqd al-Nasâra, le quartier chrétien du centre de la capitale. Puis mes parents se firent construire une maison dans la banlieue de Dôra.

Après 1976, et l’établissement de la ceinture de sécurité, l’exode des habitants de Sanate prit de l‘ampleur. Beaucoup partirent pour Bagdad où, après avoir vécu dans les montagnes, ils s’étiolèrent dans les quartiers surpeuplés de la capitale. Depuis 1980, ils émigrent en masse vers l’étranger pour les Etats-Unis, le Canada, le Brésil et l’Australie. Plus de cent familles ont ainsi quitté la ville pour rejoindre la diaspora assyro-chaldéenne à travers le monde. Le caractère épique de l’histoire récente de mon village explique le succès de mon livre sur Sanate en 1993.

Depuis la première guerre du Golfe, je ne suis jamais retourné en Irak, car je n’accepterai jamais une politique qui vise au morcellement de l’Irak. Que les Kurdes aient leur autonomie, c’est leur droit. Mais pour moi, l’Irak avait trouvé depuis les Babyloniens, les Assyriens, et plus tard les ‘Abbassides, son territoire et son histoire. L’Etat irakien moderne est l’héritier de l’ancienne Mésopotamie. Cette diversité de peuples lui a donné sa richesse. Aujourd’hui ce qui se passe est un projet déguisé de division de l’Irak et de mise à mort définitive de ce que fut la Mésopotamie. Les Arabes et les Kurdes sont nos amis, mais ils n’ont pas le droit de couper en deux ce pays historique uni par la culture, l’histoire et la géographie. Cette unité est inscrite par ses deux fleuves qui, venant des montagnes, se déversent dans la plaine. Les Irakiens sont, du nord au sud, tous unis par cette antique culture. Pour ma part, j’espère que Arabes, les Kurdes et les autres, sauront se montrer dignes de cet héritage et qu’ils auront la sagesse de préserver notre identité mésopotamienne. Aujourd’hui, on utilise souvent le mot Kurdistâni [6] Je n’étais pas en Irak quand on a inventé ce mot. Mais je me demande quel en est le sens. J’ai l’impression que certains Kurdes voudraient faire de nous des Kurdes chrétiens, de même que certains Arabes préfèrent nous considérer comme des Arabes chrétiens. En 1972, le syriaque, avait été reconnu comme langue, avec le droit d’enseigner et d’organiser des associations pour le défendre. Mais l’échec de l’expérience de l’autonomie kurde, avec le retour de la guerre, n’a pas permis que cette reconnaissance se développe.

Il y a toujours aujourd’hui des villes de 10 à 15 000 habitants qui sont entièrement assyro-chaldéennes et où le soureth est la langue quotidienne : ‘Ankawa , Tell Kayf, Bartellî, Karaqôsh, Al-Qôsh. ’Ankawa est aujourd’hui située dans la zone dominée par Bârzanî et le PDK, tandis que les autres villes, à proximité de Mossoul, sont restées dans la zone arabe sous contrôle du gouvernement irakien. Mais, dans la guerre civile entre Kurdes, et dans le conflit qui a opposé Bârzanî à Tâlabâni depuis 1993, les Assyro-Chaldéens sont restés neutres et leurs milices, notamment celle du Mouvement démocratique assyrien, ont même aidé à séparer les belligérants notamment à Dehôk.

On ne demande jamais aux intellectuels irakiens ce qu’ils pensent de l’embargo.

L’embargo est une honte. Il m’a révolté dès le début. Qui a donné le droit aux Américains et à leurs alliés d’affamer un peuple et de détruire un Etat ? Le maintien de l’embargo est aujourd’hui la menace la plus grande pour le peuple irakien. Il engendre la misère, l’analphabétisme et l’ignorance, pour un pays qui avait misé dans son histoire sur le savoir et sur l’école et il vise à la régression de l’Irak. Dans mon prochain livre, L’Epopée du Tigre et de l’Euphrate, je témoigne que notre pays a été le berceau de l’écriture, des civilisations et le pays le plus inventif de l’histoire, alors qu’aujourd’hui, c’est un pays que des cow-boys tentent de détruire. Les Etats-Unis sont responsables de la régression de l’Irak. Car l’ignorance et l’analphabétisme engendrent à leur tour le fanatisme et l’extrémisme.

Dans nos villages des montagnes on ne connaissait que la différence entre sunnites et chiites. Pour nous, les Kurdes étant sunnites, nous nous imaginions que tous les musulmans étaient sunnites. J’ai visité Sâmarrâ après 1980, et j’ai été littéralement subjugué par la beauté de la mosquée Al-Hâdî, qui renferme les tombeaux d’al-Hâdî et de Hasan ‘Askari. J’ai rarement été frappé par une aussi parfaite unité de l’architecture et du temporel.

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[1] Forme dialectale orientale du syriaque, le sourteth

[2] L’épicentre du mouvement kurde en Irak s’est déplacé du sud-dans la région de Sulaymâniyye, dont cheik Mahmûd Barzinjî dirigea les révoltes depuis la fin des années 1910 jusque dans les années 1930-, vers le nord, région dominée par les Bârzanîs , où se trouve le Badinan et la majorité des chrétiens.

[3] Râya, les « soumis », ceux qui paient l’impôt, c’est-à-dire les non-musulmans. Au Kurdistan, le mot s’oppose à ‘ashîra, ceux qui ont le droit de porter les armes, les « hommes libres » ; il était utilisé pour la paysannerie détribalisée soumise non seulement à l’impôt de l’Etat, mais aussi à celui de l’agha local, le plus souvent musulman kurde.

[4] Les Assyriens des montagnes étaient, à l’instar de leurs voisins kurdes, organisés socialement en clans, les ‘Ashîra-s, dirigés par des chefs de guerre, les Mellek-s , l’équivalent des Agha-s kurdes. Rappelons que le système ottoman ne reconnaissait que les confessions religieuses (les millet-s) et se refusait à reconnaître les ethnies. L’autonomie des ‘Ashîra-s était une façon inavouée, sous couvert d’une reconnaissance tribale, de reconnaître une autre identité, qui n’était pas seulement confessionnelle. Les nestoriens ont bénéficié de cette reconnaissance dès le début de la domination ottomane.

[5] Millet désignait à l’époque ottomane les communautés religieuses de l’empire auxquelles était reconnue une certaine autonomie dans l’administration et les affaires internes. Les Assyriens ont été les premiers à bénéficier de leur millet, ce qui renforçait encore leur image d’hommes libres aux yeux des râya-s chaldéens. Le millet chaldéen date de la moitié du XIX e siècle.

[6] Kurdistânî : la politique kurde moderne est responsable du néologisme kurdistânî. Ce mot fait référence à un territoire, le Kurdistan, avec toutes ses communautés (kurdes, arabes, turkmènes, syriaques, chrétiennes, yézîdîes et autres). Kurdî désigne les Kurdes en tant qu’ethnie.


Monde arabe Maghreb-Machrek. N° 163 - Janv.-mars 1999 : Entretien réalisé par Pierre-Jean Luizard, 24 janvier 1999