mardi 13 avril 1999

Les visages de l'Assyrie


Quelque temps plus tard, je me retrouvai à Dohuk, une ville postée à soixante-quinze kilomètres au nord de Mossoul, près du défilé d’une montagne portant le même nom. Elle était réputée pour ses figuiers, ses vignes qui la couronnaient de pampres et de feuillages et pour ses grenadiers qui donnaient des fruits à l’écorce lisse, au goût aigre-doux, exquis.

Je n’avais pas oublié les magnifiques reliefs rupestres qui s’élevaient à coté du village voisin de Maltaï.

Un après-midi, je grimpai lentement vers la montagne Bekher. Au bout de vingt minutes de marche, je contemplai de mes yeux tremblants d’émotion le portrait d’un roi sculpté dans le roc : Sennachérib. Il s’était fait représenter deux fois sur chaque panneau de la falaise. Il se tenait debout devant les dieux assyriens coiffés de hautes tiares qui lui apparaissaient, assis ou montés sur leurs animaux-symboles. Il m’attendait, me semblait-il, pour commémorer une belle victoire et celle-ci retentissait maintenant dans mon âme....

Le soir tomba, les reliefs baignèrent dans une clarté rose puis s’effacèrent. Le passé bien vivant rentra dans l’ombre.

Les jours suivants, je me lançai sur les traces des Assyriens qui avaient bâti des citadelles, sculpté d’autres parois rocheuses, à Mala Mergué et, plus à l’est, à Hinis Bavian, non loin de la ville d’Ain Sifni. Ils avaient marqué de leur sceau la Haute-Mésopotamie. Je chaussai leurs sandales à quartiers et, voyageur infatigable, détaché de tout, je parcourus leurs terres rudes, fertiles. Elles s’étalaient principalement entre le Tigre et son affluent le Zab.

Je franchis monts et vallées, collines et forêts, je traversai des pâturages sillonnés de cours d’eau fraîche, je frôlai des buissons bourdonnants d’abeilles aux vols moirés. Je foulai l’espace d’un temps oublié.

Partout, je cherchai l’Autre, l’Assyrie d’antan, celle qu’on ne voit pas mais qui frémit dans l’ombre. N’était- elle pas ma soeur de sang ? J’évoquai en marchant son nom aux syllabes sourdes et fleuries, chargées de mystère. Je guettai le empreintes de ses pas, emplies d’antiquités. Elle avait fondé une éblouissante civilisation, qui dura plus de mille ans, et dont les feux brillaient encore.

Elle me portait, me grandissait, comme tous les Mésopotamiens d’hier et d’aujourd’hui. Elle prolongeait en moi ses riches coutumes, ses élans irrésistibles, ses rêves généreux.

La Bible avait conservé la mémoire de la fascinante Assyrie. Elle parlait avec éloquence des “... Assyriens ses voisins ,Vêtus d’étoffes teintes en bleu, gouverneurs et chefs, Tous jeunes et charmants, Cavaliers montés sur des chevaux”. (Ezéchiel, 23,6)

Hélas, le plus souvent, se fondant sur des données partiales et hasardeuses, la Bible dépeignait cette grande puissance comme une ennemie redoutable, au masque dur, impitoyable, une souveraine d’effroi, encline aux conquêtes et aux pillages, sources de richesses.

Terrible Assyrie ? Elle n’était pas la seule. A cette époque lointaine, toutes les nations se laissaient aller quelquefois à des actes de barbarie. Le prophète Elie n’égorgea t-il pas 450 prêtres de Baal ? (I Rois, 18, 40 ) Le souverain d’Israël, Jéhu, dressa délibérément deux pyramides de têtes à l’entrée de son palais. ( II Rois 10, 9 )

Et que dire des pays qui commettent aujourd’hui tant d’atrocités, de massacres, d’actes génocides ?

Il fallut attendre le milieu du dix-neuvième siècle pour que justice soit rendue au pays d’Assur et la vérité enfin dite. Les diplomates occidentaux Paul-Emile Botta, Henry Austen Layard, Victor Place, et les autres, ôtèrent de leurs mains ardentes le masque sanglant de l’Assyrie et découvrirent sa figure émouvante, poudrée d’or. Ils croisèrent le feu de son regard et s’enflammèrent pour elle. Ils respirèrent son parfum enivrant, mélange de myrrhe et de cassia. Ils tentèrent de préserver le vêtement dont la civilisation l’avait parée.

Ils la suivirent dans les ruines de ses palais, décorés avec un soin extrême, qui se dressaient jadis au milieu d’un paysage souriant et fleuraient bon le cyprès, le mûrier, le genévrier, le pistachier.

Ces fouilleurs du passé écoutèrent les voix vibrantes qui s’élevaient encore des tablettes, des bas-reliefs et racontaient les hauts faits des princes, la vaillance des soldats aux casques pointus, la piété des prêtres en robes de lin, la beauté racée des chevaux et des lions. Ils s’émerveillèrent devant les ivoires délicatement sculptés, exhumés à Kalhou, la seconde capitale assyrienne.

Au vingtième siècle, les archéologues trouvèrent encore des objets précieux, des bijoux ciselés qui témoignaient du goût exquis et de l’adresse des artisans.

Contrastés dans les êtres et dans les paysages, les deux visages de l’Assyrie, celui de la Bible, séduisant mais violent, dominateur, et celui des archéologues, envoûtant et raffiné, finirent, à mes yeux, par se confondre dans la personnification symbolique de Sémiramis, la reine au bandeau d’or. Fine, intelligente et farouche amazone, elle surpassait en beauté toutes les dames du palais.

Sammouramat, la femme du roi Shamshi-Adad V, qui régna à Kalhou de 823 à 811 avant notre ère, semblait à l’origine de cette légende.

Sémiramis aurait épousé Omnés, le gouverneur de Ninive puis, en secondes noces, le roi Ninos. Devenue veuve une nouvelle fois, elle aurait tenté des conquêtes, conduit une expédition militaire jusqu’aux Indes, fondé Babylone et créé ses superbes jardins.

Elle ne pouvait mourir et se perpétua en une blanche colombe, l’oiseau assimilé aux dieux.

Sémiramis conserva la mémoire de son pays, atteignant les dimensions d’un mythe. Elle enflamma les imaginations des Grecs, Hérodote, Ctésias, Diodore de Sicile, mais aussi celles des Romains, des Arméniens, des Européens. Crébillon, Voltaire, Valéry, Gluck, Rossini, en firent une héroïne d’œuvres littéraires, d’opéras. Degas lui consacra un tableau académique.

La reine m’ensorcela à mon tour. Elle revint à moi dans les rêveries de la nuit. Mon imagination ne se lassait pas de l’inventer, de l’embellir Je la cherchais, je la trouvais, je la perdais. Je me concentrais sur son image jusqu’à ce que je l’aie retrouvée....

Chante, Sémiramis, fais résonner les cordes de ta harpe ! Chante la grandeur de l’Assyrie, quand toutes les nations s’inclinaient devant elle. Les cheveux ornés de giroflées, parle-moi de la gloire, parle-moi de l’amour...

Au fil des ans, les archéologues se laissèrent subjuguer par les visages des derniers rois dont ils retiraient du sol stèles et statues. N’incarnaient-ils pas, eux aussi, l’Assyrie ? Coiffés de sortes de fez, les princes semblaient apaisés dans leurs barbes calamistrées. Leurs grands yeux glacés, jadis de velours sombre, regardaient fixement devant eux, vers le passé, comme si l’histoire pouvait recommencer...

Ces monarques n’étaient pas des débauchés aux molles bedaines, faibles et lascifs ou des tyrans sanguinaires comme on les a parfois représentés. Fardés, parfumés, couverts de bijoux, certes, mais virils, énergiques, toujours en marche.

Epris d’une impossible paix, ils se sentaient poussés aux conquêtes les plus éclatantes et aux plus hauts vertiges par les peuples voisins, qui serraient, tels des joncs, les frontières de l’empire et les mettaient en péril. Guerriers robustes, plus impétueux que les flots, ils anéantissaient leurs adversaires, pulvérisaient leurs boucliers, ils établissaient leur triomphe sur les territoires et n’avaient point de rivaux. Ils assimilaient la guerre, qui leur assurait des perspectives économiques, à une lutte contre le mal. Persuadés du bien-fondé et de la réelle supériorité de la civilisation assyrienne, ils voulaient qu’elle soit reconnue et adoptée par les pays environnants. Ceux-ci payaient tribut à l’Assyrie mais profitaient bien de sa stabilité économique et jouissaient des avantages moraux et matériels de la protection royale.

A l’intérieur de l’immense empire, qui, au septième siècle, allait de Chypre jusqu’à l’Iran et faisait communiquer les peuples, les langues et les cultures, les rois n’exerçaient pas un pouvoir absolu, à la façon de Louis XIV, en France. Leur parole n’était pas une lame tranchante. Ils devaient compter sur l’assemblée des Anciens, sur la noblesse et la caste militaire.

Ces princes superbes, charmeurs, artistes, humanistes avaient des devoirs envers leur pays. Il leur fallait développer l’agriculture, entretenir les temples et les canaux, construire des digues, faire respecter les lois. Grâce à une politique de prestige, à une administration centralisée, ils essayaient d’assurer à tous leurs sujets la dignité, le bien-être, la prospérité. Ils les associaient fièrement à leurs triomphes et à leurs joies.

Lors de l’inauguration de leurs palais resplendissants, les souverains invitaient parfois les habitants des villes à de plantureux festins et les rassasiaient pendant plusieurs jours de mets savoureux, de vins fins, et de chants.

Les Assyriens étaient bien les héritiers des Sumériens et des Akkadiens. Leur sagesse consistait, comme celle de Gilgamesh, à profiter intelligemment d’une existence rythmée par la musique. La déesse Ishtar d’Arbèles ne conseillait-elle pas à Assourbanipal de “ manger, de boire et d’être heureux et de faire le bonheur de son peuple parce que de ses lèvres tombe la bonne parole et parce qu’il rassasie le ventre et les oreilles ? ”

Simples représentants et serviteurs des dieux ici-bas, et spécialement d’Ashur, les rois n’étaient pas immortels. Après leur mort, ils descendaient au Pays sans retour comme n’importe lequel de leurs employés. Ils ne bâtissaient pas de pyramides à la façon des Pharaons d’Egypte, mais de simples tombeaux. Ils ne tenaient pas à emporter leurs richesses avec eux.

La grandeur de ces souverains ne venait pas seulement de leurs prouesses, de leur luxe opulent. Ils voulaient faire briller par toute la terre le nom de l’Assyrie, qu’ils vénéraient. Leur véritable conquête, c’était celle de la paix, de la beauté, de la vie.

Extrait du livre : L’Epopée du Tigre et de l’Euphrate, Ch. 11, Editions l’Harmattan, Paris, 1999