Sixième et septième siècles
Quatre chroniques syriaques très anciennes évoquent pour nous les guerres qui dévastèrent, au sixième et au septième siècle, la région de la Syrie et de la Haute Mésopotamie.
Les deux grands empires, byzantin et perse, se heurtaient violemment au cours de guerres meurtrières qui ravageaient particulièrement les régions frontalières, si riches et si prospères.
La guerre était le fléau universel, la force aveugle, triomphante.
Un nouveau conflit éclata en l’an 502. Il tirait ses origines de faits plus lointains, qui se déroulèrent à la fin du troisième siècle.
Nisibe fut prise par les Romains en 297. Après la défaite et la mort en Orient de l’empereur Julien, elle fut rendue aux Perses en 363, pour 120 ans. Ils en percevaient les taxes.
La Perse et Byzance durent s’unir par un traité diplomatique contre les ennemis qui les menaçaient, Barbares ou Huns. Ensuite, le Roi des Rois Pérôz reçut souvent de l’argent des Romains pour soumettre la tribu turco-mongole des Huns Hephthalites. Bien que 120 ans aient passés, il ne restitua pas Nisibe à l’empereur d’Orient et d’Occident, Zénon, établi à Constantinople (474-491). En 484, Pérôz disparut en combattant les Huns. Son frère Balâsh monta sur le trône, puis Kawad, fils de Pérôz. (488-497; 499-531.)
A l’avènement de l’empereur Anastase, en 491, Kawad, au lieu des paroles de paix et de salutation d’usage, lui envoya un mot pour lui réclamer le tribut et le menaça de guerre. Anastase, irrité par la conduite malveillante du souverain perse refusa de lui envoyer l’argent, car il en avait besoin pour continuer les guerres de l’empire contre les Germains et les Blemyes (une race éthiopienne) Il le pria de lui restituer Nisibe :
Kawad avait rencontré un nouveau prophète et réformateur, Mazdak, le fils de Bâmdâdh qui était le disciple de Zarâdusht. Mazdak prônait l’abolition des privilèges, la mise en commun des biens et des femmes, un mariage plus libre. Le roi lui avait accordé sa confiance. Il voulait briser, grâce à cette doctrine, la puissance des nobles mais ceux-ci conspirèrent contre lui, à cause de ses lois “sociales”, jugées perverses. Kawad fut détrôné, enfermé dans une forteresse. Il s’évada, se réfugia chez les Huns Hephthalites. Il reprit le pouvoir en 499, grâce à l’aide de ces Huns. Il réprima le mouvement trop violent des Mazdakites ou Zarâdushtakhân. Il désirait toujours faire la guerre aux Romains et se préparait.
Un beau jour du mois d’août 502, Kawad, rassembla ses forces et franchit la frontière du territoire romain.
L’équilibre cosmique fut rompu, comme l’annonçaient l’éclipse de soleil, la sécheresse, prélude au désastre, l’apparition d’une étoile en forme de lance ou d’une comète.
L’équilibre politique de l’Empire romain d’Orient vacilla aussi. Les Romains résolurent de triompher de la force aveugle de l’ennemi, de combattre pour la paix, la vertu, le rétablissement de l’ordre.
La guerre romano-perse éclata. Theodosiopolis, en Arménie, (aujourd’hui Erzurum), fut pillée et brûlée.
Le 5 octobre Kawad alla camper près de la cité d’Amid qui résista.
Le siège d’Amid
Amid, l’actuelle Diyarbakir, au sud-est de la Turquie, était située au nord-est d’Edesse, sur la rive gauche du Tigre supérieur.
Petite ville de l’empire assyrien, elle fit partie de l’ancienne Perse, du royaume des Séleucides et de l’Empire romain où elle eut peu d’importance. Comme elle était située à la frontière romano-perse, elle fut disputée entre les Romains et les Perses. Le fils de l’empereur Constantin, Constance, la fit rebâtir en 348. Au sixième siècle, Justinien l’entoura d’une nouvelle et sombre enceinte fortifiée, bâtie en pierres basaltiques. La cité était dotée d’églises, de monastères, et constitua le siège d’un épiscopat.
Le siège d’Amid dura 97 jours. Les Perses prirent la ville par une nuit froide et pluvieuse de janvier 503, ils ravagèrent la cité, commirent des atrocités :
Kawad, que Josué le Stylite jugeait comme un homme méchant, rusé, sans parole, indigne de porter le titre de roi, se dirigea ensuite vers la place forte d’Edesse.
Le siège d’ Edesse
Edesse, en grec, Urhâi chez les Syriaques fut fondée par Séleucos, lieutenant d’Alexandre le Grand, aux environs de l’an 300 avant notre ère, sur le site d’une ancienne cité de la Haute Mésopotamie. Il lui donna ce nom caressant en souvenir de l’Edesse de Macédoine, chère à ses soldats, bruissante de fontaines et de sources curatives.
Edesse se dressait au milieu d’un plateau fertile, défendue à l’ouest par les contreforts des montagnes du Taurus. Une vingtaine de ruisseaux l’arrosaient. Comme les chroniques syriaques le mentionnent, la rivière Daisan, qui la traversait et la rafraîchissait, débordait trop souvent.
Une dynastie, dont les princes portaient les noms d’Abgar et de Manou, régna à Edesse, de 69 environ avant Jésus-Christ, à l’année 213, date où l’empereur Caracalla en fit une colonie romaine.
Selon les traditions, Edesse n’était-elle pas l’une des premières cités passées au christianisme, grâce au zèle de l’apôtre Addaï, l’un des soixante-dix disciples de Jésus ? Les échanges commerciaux se développèrent, la nouvelle religion se propagea. Les marchands égyptiens, phéniciens, syriens, arabes et juifs passaient par la ville, car elle était située au carrefour des pistes caravanières, et elle constituait une étape importante sur la Route de la soie.
Au deuxième siècle, la ville devint la patrie du célèbre philosophe syriaque Bardesane (154-222). A la croisée des courants culturels, elle demeura le berceau de la langue et de la culture syriaque. Nisibe et Antioche la relayèrent ensuite.
Edesse abrita la fameuse Ecole des Perses, fermée par l’empereur romain Zénon en 489.
Le nom de la ville d’Edesse s’entourait de mystère, et de légende, car elle protégeait des reliques célèbres, la lettre que le Christ aurait écrite au premier roi chrétien, Abgar V (9-46 après J.-C.) dit Oukama, le Noir, qui régnait à Edesse, et le portrait miraculeux de Jésus imprimé sur un linge. Josué voyait en Edesse la cité du Christ lui-même, qui aurait promis jadis au roi Abgar que sa ville serait bénie et qu’aucun ennemi n’aurait jamais pouvoir sur elle.
Édifiée selon un plan régulier, Edesse était entourée de remparts crénelés. Au sixième siècle, six portes gardaient l’accès à la petite place forte.
Les pèlerins affluaient dans la cité, découvrant sa rue principale ornée de portiques à colonnes, de boutiques, ses maisons construites de pierres et de chaux, ses jolies places, ses jardins. Il y avait encore un hippodrome, un théâtre, deux bains publics, un d’hiver et un d’été, un hôpital, près de l’évêché, un grenier à céréales, des palais, des églises et, aux alentours de la ville, des hostelleries et des monastères. Les gens d’Edesse faisaient preuve d’un zèle aigu pour défendre leur foi.
Josué le Stylite raconta comment les Edesséniens, dès le six septembre, se préparèrent au siège, rasant les monastères, les hostelleries proches des remparts, mais situées en dehors de la cité, coupant les haies des jardins, les arbres, ramenant pieusement des églises extérieures les précieuses reliques des martyrs.
Le mercredi dix-sept septembre, Kawad et une nombreuse armée vinrent camper devant les murailles d’Edesse :
Si les Perses superstitieux avaient si peur de franchir les portes d’Edesse, c’était à cause de la promesse du Christ. Cette promesse constituait le plus puissant des remparts, un gage d’invincibilité.
Kawad demanda des otages et la somme de 2000 livres d’or, pour lever le camp. Comme il ne recevait pas l’argent promis dans le délai voulu, il revint assiéger Edesse le 24 septembre, mais rencontra une vraie résistance :
La cité résista d’une manière étonnante, elle était toujours protégée par la promesse de Jésus. Les gens échappèrent miraculeusement au sort des habitants d’Amid, tués, ou emmenés en captivité par Kawad.
Les Perses, incapables de se rendre maîtres de la cité bénie, s’en allèrent; ils mirent le feu à l’église de S.Serge, à l’église des Confesseurs, et à tous les couvents qui étaient restés debout à Edesse. Ils se retirèrent vers l’Euphrate.
La famine à Amid
Les Romains, plus tard, allèrent camper devant les murs d’Amid, afin d’en chasser la garnison perse.
La famine, en ces années 504, 505 accablait les habitants de la ville qui avaient échappé à l’épée.
Les Perses, craignant qu’ils ne livrent la cité aux Romains, rassemblèrent les hommes dans l’amphithéâtre, où ils moururent de faim. Ils donnèrent un peu de nourriture aux femmes qui servaient à leurs plaisirs, mais quand la nourriture se fit rare, ils les laissèrent sans subsistance. Alors, à bout de forces, écrit Josué qui craignait de n’être pas cru par ses futurs lecteurs, elles devinrent anthropophages. Avec une voracité peu regardante, elles mangèrent aussi des semelles :
Des pourparlers s’échangèrent ensuite entre les Romains et les Perses. Le traité de paix fut signé en 506. Le 28 novembre, Celerius, le magister, arriva à Edesse et les habitants, jeunes et vieux, les membres du clergé vinrent à sa rencontre avec des cierges et tous entrèrent dans la cité avec une grande allégresse. Il y demeura trois jours et donna au gouverneur une somme de 200 dinars pour la distribuer en présents.
Chosroes Ier prend Antioche
Les deux empires connurent quelques années de paix. En l’année 532, le nouveau roi perse Chosroes Ier Anoshirwan (531-579), fils de Kawad, signa un traité de paix “éternelle” avec l’empereur Justinien, (527-565), mais il le dénonça en l’an 540. Ses armées victorieuses guerroyèrent en Syrie, rasèrent Antioche, la grande ville de l’empire romain d’Orient, qui venait d’être reconstruite par Justinien, après un terrible tremblement de terre.
Antioche (Aujourd’hui Antakya), la troisième ville de l’empire après Constantinople et Alexandrie, était située sur la rive gauche de l’Oronte, au pied des monts Sylpius et Stauris, au centre d’une plaine plantée de figuiers, d’oliviers, de cyprès.
Elle avait été fondée vers 300 avant Jésus-Christ par un ancien lieutenant d’Alexandre, Séleucos, qui lui avait donné le nom de son père, Antiochos. Il l’avait bâtie, sur un plan régulier, et l’avait divisée en quatre quartiers. De larges rues bordées de portiques, sous lesquels se promenait la foule des badauds, se recoupaient.
Antioche était devenue la capitale des Séleucides et un grand centre de l’Orient hellénistique.
Les Romains la conquirent en 64 avant Jésus-Christ.
Christianisée de bonne heure, elle abrita la première communauté chrétienne et devint ensuite le siège d’un vaste patriarcat.
A cette époque-là, la ville, dominée par sa citadelle, entourée de remparts, et de jardins, ne ressemblait à aucune autre. Une douce lumière, rose et or, effleurait le dôme de la grande église, bâtie par Constantin le Victorieux, sans pareille sur le territoire des Romains, elle caressait la façade du palais impérial, les belles maisons à étages et les somptueux monuments, dont les murs étaient incrustés de dalles de marbre blanc. Elle dansait sur les places ornées de statues, se jouait dans l’eau claire des fontaines.
Antioche s’enorgueillissait de théâtres, de portiques, de boutiques bien achalandées, de bains, d’une bibliothèque et d’un hippodrome, où se disputaient les courses de char et les factions rivales, comme à Constantinople. Les caravaniers, portant l’encens et les épices de l’Arabie, y faisaient étape, et s’égaraient parfois le soir dans les sombres ruelles de son quartier chaud, à l’ambiance animée.
C’était une métropole grande et réputée, la rivale d’Alexandrie, un centre religieux, culturel et économique important, car elle se trouvait au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Elle conservait une école de théologie. Sa flotte marchande naviguait sur l’Oronte jusqu’à la mer.
Antioche comptait probablement 300000 habitants. Elle était accueillante pour les étrangers. Des Grecs, des Syriens, des Juifs, teintés de culture hellène, composaient sa population. Dans les campagnes, autour de la ville, où s’élevaient de grands monastères, les gens parlaient le syriaque.
Antioche incendiée
Jean d’Asie nous fait le récit de la guerre menée par les Perses de Chosroes, qui asservirent cette superbe ville :
(Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 68 )
Chosroes parvint jusqu’à Edesse, mais, heureusement, ne la prit pas, comme le narre la Chronique d’Edesse :
La paix fut signée en 562 pour cinquante ans. Justinien devait verser aux Perses un gros tribut.
Selon Procope, historien de l’empereur Justinien, les habitants d’Edesse, au sixième siècle, placèrent sur la porte de la ville, une reproduction de la fameuse lettre échangée entre Abgar et Jésus. La parole du Christ gardait toujours Edesse, son image repoussait l’ennemi comme un talisman.
Chosroes II
En 591/592, Chosroes II (590-628), petit fils de Chosroes Ier Anoshirwan, en lutte contre le général usurpateur Bahrâm, obtint l’aide de l’empereur romain Maurice.
En 602/603, après l’assassinat de Maurice par un officier subalterne, Phocas, Chosroes II, sous prétexte de venger son beau-père et protecteur, envahit avec ses troupes la Haute Mésopotamie, l’Arménie romaine. La guerre se ralluma, pour environ vingt ans.
La promesse de Jésus, rempart d’Edesse, resta crédible jusqu’au début du septième siècle, où la cité bénie tomba aux mains de Chosroes II :
Grande fut la douleur des habitants. Les Perses s’emparèrent d’autres villes, Antioche, en 924 (612-613), puis Jérusalem, Alexandrie.
Byzance prit l’offensive. Déjà Héraclius, fils de l’exarque de Carthage, avait renversé le tyran Phocas en 610, et s’était fait couronner à Constantinople. Il écrivit à Kosrau pour demander la paix; mais celui-ci la lui refusa.
Héraclius leva donc une armée et poursuivit les combats. Il reprit Edesse en 940 (628-629), et obligea les Perses à lui restituer toutes leurs conquêtes. Courte victoire. Les Arabes entrèrent dans les murs de la ville une dizaine d’années plus tard.
Ces premières chroniques syriaques nous content les guerres qui secouèrent le Proche-Orient du cinquième siècle au septième siècle. Elles nous instruisent sur l’organisation militaire, le commandement, la hiérarchie : Magister militum ou Astabîd, les chefs d’état major romain et perse, les généraux, les officiers, les cavaliers, les fantassins, les archers, les frondeurs. Des mercenaires font partie des armées, les Goths et certaines tribus arabes chez les Romains, les Huns et d’autres tribus arabes chez les Perses.
Les textes nous renseignent sur l’importance des effectifs, l’équipement des guerriers, casques et boucliers, l’armement, épées, lances, javelots, haches, massues, arcs et flèches. Ils nous décrivent les engins de sièges, béliers, rampes en terre, échelles; ils nous parlent des ruses de guerre pour prendre une ville, des pillages fréquemment pratiqués, du butin, des déportations massives de populations, comme lors de la prise d’Antioche par Chosroes Anoshirwan.
Les récits tentent de légitimer théologiquement la guerre, moteur de l’histoire. C’est toujours Dieu qui remet le pouvoir à un roi, à un chef, il lui donne la victoire et permet sa domination sur un territoire. Un nouvel ordre est alors instauré, plus favorable à l’équilibre du monde.
Le souci de transmission
Quels étaient les buts des chroniqueurs syriaques en écrivant ces suites de malheurs, qu’ils raccrochaient désespérément aux paroles des prophètes bibliques ? Ils désiraient, comme l’écrivait Josué le Stylite, conserver la mémoire de ces temps calamiteux et garder “un mémorial des châtiments”, afin que les générations futures pussent réfléchir, revenir de leur mauvaise conduite. Ainsi seraient-elles épargnées par ces terribles afflictions. C’est ce qu’espérait aussi Jean d’Asie :
Le Pseudo-Denys eut ce souci de transmission :
Il avait des préoccupations morales, et s’adressa au lecteur :
Les chroniqueurs nous décrivirent le cours de l’histoire au sixième et au septième siècles, mais ils restèrent tributaires de leurs sources, écrites ou orales. Ils furent les témoins oculaires de certains événements, et purent nous renseigner, avec exactitude et force détails, sur la vie des contrées de la Syrie et surtout de la Haute Mésopotamie. Ils agencèrent leurs matériaux historiques avec un talent littéraire inégal, adoptèrent un système chronologique plus ou moins méticuleux. D’autres sources vinrent confirmer leurs récits.
La vision de l’histoire
Josué le Stylite, Jean d’Asie et les deux autres chroniqueurs avaient adopté une conception dualiste de l’univers où s’affrontaient Dieu et Satan, la vie et la mort, une mort souvent brutale, cruelle.
Les chroniqueurs tentaient de réfléchir à la guerre, rapport violent de forces en présence, pour en chercher les causes et en dénoncer les méfaits. Quels que fussent ses buts, elle n’était pas pleinement juste par ses moyens.
C’était toujours Dieu qui remettait le pouvoir à un roi. Il lui donnait la défaite, ou la victoire et permettait sa domination sur un territoire. Un nouvel ordre était alors instauré, plus favorable à l’équilibre du monde.
Gens du vingtième siècle, nous avons une vision différente de l’Histoire. Nous pensons que Dieu n’intervient plus dans les affaires d’ici-bas. Les fléaux, les guerres liées aux passions humaines, haine, envie, orgueil, volonté de puissance, nous laissent parfois une impression d’éternel et triste recommencement. Ces calamités ne nous semblent pas à la mesure des hommes fragiles qui les affrontent. Les guerres psychologiques et médiatiques peuvent être aussi redoutables.
Nous suivons les luttes des malheureuses victimes, admirons leur formidable courage. Ne semblent-elles pas nous dire : Nous avons tenu le coup et nous sommes encore là ?
Je ne puis, hélas, écarter de mes paupières les épreuves de ces peuples, qui vivaient dans ces provinces orientales de l’empire byzantin, heureusement sauvées de l’oubli grâce aux écrivains syriaques et à leurs alertes plumes de roseau. Leurs écrits ont gardé une valeur inestimable.
Aujourd’hui cette vaste région d’Amid (Diyarbakir), d’Edesse, de Mossoul, d’Antioche a changé de visage. Elle est divisée entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. La population est en majorité musulmane, composée de Kurdes, de Turcs, d’Arabes. Où sont les Chrétiens grecs et syriaques, jadis si fervents ?
Le ciel s’obscurcit de plus en plus, une violente tempête, intolérance, haine, nationalisme exacerbé, se déchaîne sur les montagnes et dans les plaines. Sanglantes guérillas, destructions de centaines de villages par les troupes de ces contrées, famines, se succèdent, la guerre économique menace. Hélas, le cycle des calamités recommence sans cesse.
Les Syriaques croient toujours à un avenir meilleur, même s’il reste obscur.
Sources et Bibliographie des Chroniques Syriaques
1)-La Chronique de Josué le Stylite, fut rédigée entre les années 507 et 518 de notre ère par un auteur ecclésiastique inconnu qui vivait probablement à Edesse ( Urhâi)
La Chronique de Josué le Stylite, composée en syriaque avec une traduction en anglais de William WRIGHT, édition Cambridge 1882, rééditée à Amsterdam, Philo Press, 1968. Traduction française (de quelques extraits) réalisée par Ephrem-Isa YOUSIF.
2)-La Chronique d’Edesse, daterait du troisième siècle pour la première partie, du milieu du sixième siècle pour la deuxième partie.
Chronique d’Edesse, éditée par I. GUIDI, C.S.C.O, Paris, 1903.
3)-L’Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, évêque d’Ephèse, haut personnage de l’église monophysite. Cette histoire universelle à la façon d’Eusèbe de Césarée, allait de Jules César à l’an 585.
Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, la deuxième partie fut traduite en latin par J.-B. CHABOT, Louvain, 1927-1933.
Robert HESPEL la traduisit en français, C.S.C.O, Louvain, 1989. (Cette traduction est utilisée dans notre étude.)
4)-La Chronique du Pseudo-Denys de Tell-Mahré, moine anonyme de Zuqnin, près d’Amid (Diyarbakir), appelée aussi Chronique de Zuqnin, fut composée avant l’an 775. -Chronique de Denys de Tell-Mahré, quatrième partie, publiée et traduite par J.-B. CHABOT, Librairie Emile Bouillon, Editeur, Paris, 1895
Quatre chroniques syriaques très anciennes évoquent pour nous les guerres qui dévastèrent, au sixième et au septième siècle, la région de la Syrie et de la Haute Mésopotamie.
Les deux grands empires, byzantin et perse, se heurtaient violemment au cours de guerres meurtrières qui ravageaient particulièrement les régions frontalières, si riches et si prospères.
La guerre était le fléau universel, la force aveugle, triomphante.
Un nouveau conflit éclata en l’an 502. Il tirait ses origines de faits plus lointains, qui se déroulèrent à la fin du troisième siècle.
Nisibe fut prise par les Romains en 297. Après la défaite et la mort en Orient de l’empereur Julien, elle fut rendue aux Perses en 363, pour 120 ans. Ils en percevaient les taxes.
La Perse et Byzance durent s’unir par un traité diplomatique contre les ennemis qui les menaçaient, Barbares ou Huns. Ensuite, le Roi des Rois Pérôz reçut souvent de l’argent des Romains pour soumettre la tribu turco-mongole des Huns Hephthalites. Bien que 120 ans aient passés, il ne restitua pas Nisibe à l’empereur d’Orient et d’Occident, Zénon, établi à Constantinople (474-491). En 484, Pérôz disparut en combattant les Huns. Son frère Balâsh monta sur le trône, puis Kawad, fils de Pérôz. (488-497; 499-531.)
A l’avènement de l’empereur Anastase, en 491, Kawad, au lieu des paroles de paix et de salutation d’usage, lui envoya un mot pour lui réclamer le tribut et le menaça de guerre. Anastase, irrité par la conduite malveillante du souverain perse refusa de lui envoyer l’argent, car il en avait besoin pour continuer les guerres de l’empire contre les Germains et les Blemyes (une race éthiopienne) Il le pria de lui restituer Nisibe :
“Et aussi, au lieu [d’envoyer]des paroles de paix et de salutation comme il devait le faire, et au lieu de se réjouir avec lui du commencement de la souveraineté qui lui avait été nouvellement accordée par Dieu, il irrita l’esprit de l’empereur croyant Anastase par son langage orgueilleux et sa mauvaise intention. L’empereur vit qu’il avait rétabli la méprisable hérésie mazdéenne appelée Zarâdushtienne. Celle-ci enseignait la mise en commun des femmes; chacun pouvait avoir une liaison avec qui lui plaisait. Il apprit qu’il avait porté préjudice aux Arméniens qui étaient sous sa domination, parce qu’ils ne voulaient pas adorer le feu. Pour cette raison, il le méprisa et ne lui envoya pas l’argent, mais lui fit parvenir un mot disant : « De même que Zénon qui régna avant moi, ne te l’envoya pas, moi non plus, je ne veux pas te l’envoyer, jusqu’à ce que tu me restitues Nisibe ; car elles ne sont pas insignifiantes les guerres que j’ai à poursuivre contre les barbares qui sont appelés Germains, Blemyes et beaucoup d’autres : et je ne veux pas négliger les troupes grecques et ravitailler les tiennes. ” (Chronique de Josué le Stylite, § 20 )
Kawad avait rencontré un nouveau prophète et réformateur, Mazdak, le fils de Bâmdâdh qui était le disciple de Zarâdusht. Mazdak prônait l’abolition des privilèges, la mise en commun des biens et des femmes, un mariage plus libre. Le roi lui avait accordé sa confiance. Il voulait briser, grâce à cette doctrine, la puissance des nobles mais ceux-ci conspirèrent contre lui, à cause de ses lois “sociales”, jugées perverses. Kawad fut détrôné, enfermé dans une forteresse. Il s’évada, se réfugia chez les Huns Hephthalites. Il reprit le pouvoir en 499, grâce à l’aide de ces Huns. Il réprima le mouvement trop violent des Mazdakites ou Zarâdushtakhân. Il désirait toujours faire la guerre aux Romains et se préparait.
Un beau jour du mois d’août 502, Kawad, rassembla ses forces et franchit la frontière du territoire romain.
L’équilibre cosmique fut rompu, comme l’annonçaient l’éclipse de soleil, la sécheresse, prélude au désastre, l’apparition d’une étoile en forme de lance ou d’une comète.
L’équilibre politique de l’Empire romain d’Orient vacilla aussi. Les Romains résolurent de triompher de la force aveugle de l’ennemi, de combattre pour la paix, la vertu, le rétablissement de l’ordre.
La guerre romano-perse éclata. Theodosiopolis, en Arménie, (aujourd’hui Erzurum), fut pillée et brûlée.
Le 5 octobre Kawad alla camper près de la cité d’Amid qui résista.
Le siège d’Amid
Amid, l’actuelle Diyarbakir, au sud-est de la Turquie, était située au nord-est d’Edesse, sur la rive gauche du Tigre supérieur.
Petite ville de l’empire assyrien, elle fit partie de l’ancienne Perse, du royaume des Séleucides et de l’Empire romain où elle eut peu d’importance. Comme elle était située à la frontière romano-perse, elle fut disputée entre les Romains et les Perses. Le fils de l’empereur Constantin, Constance, la fit rebâtir en 348. Au sixième siècle, Justinien l’entoura d’une nouvelle et sombre enceinte fortifiée, bâtie en pierres basaltiques. La cité était dotée d’églises, de monastères, et constitua le siège d’un épiscopat.
Le siège d’Amid dura 97 jours. Les Perses prirent la ville par une nuit froide et pluvieuse de janvier 503, ils ravagèrent la cité, commirent des atrocités :
“Ils laissèrent une garnison de 3000 hommes et descendirent vers les montagnes de Shîgâr [Sindjar]. Afin que les Perses qui restaient-là ne fussent pas importunés par l’odeur des cadavres amidéens, ils les emportèrent dehors et les empilèrent par monceaux à l’extérieur de la porte nord. Le nombre de ceux qui furent sortis par la porte nord dépassait 80 000; sans compter ceux qu’ils firent sortir encore vivants, et lapidèrent en dehors de la ville et ceux qu’ils poignardèrent au sommet du bélier qu’ils avaient construit, et ceux qui furent jetés dans le Tigre (Deklath), et ceux qui moururent par toutes sortes de morts, au sujet desquelles nous sommes incapables de parler. » ( Ibidem, § 53)
Kawad, que Josué le Stylite jugeait comme un homme méchant, rusé, sans parole, indigne de porter le titre de roi, se dirigea ensuite vers la place forte d’Edesse.
Le siège d’ Edesse
Edesse, en grec, Urhâi chez les Syriaques fut fondée par Séleucos, lieutenant d’Alexandre le Grand, aux environs de l’an 300 avant notre ère, sur le site d’une ancienne cité de la Haute Mésopotamie. Il lui donna ce nom caressant en souvenir de l’Edesse de Macédoine, chère à ses soldats, bruissante de fontaines et de sources curatives.
Edesse se dressait au milieu d’un plateau fertile, défendue à l’ouest par les contreforts des montagnes du Taurus. Une vingtaine de ruisseaux l’arrosaient. Comme les chroniques syriaques le mentionnent, la rivière Daisan, qui la traversait et la rafraîchissait, débordait trop souvent.
Une dynastie, dont les princes portaient les noms d’Abgar et de Manou, régna à Edesse, de 69 environ avant Jésus-Christ, à l’année 213, date où l’empereur Caracalla en fit une colonie romaine.
Selon les traditions, Edesse n’était-elle pas l’une des premières cités passées au christianisme, grâce au zèle de l’apôtre Addaï, l’un des soixante-dix disciples de Jésus ? Les échanges commerciaux se développèrent, la nouvelle religion se propagea. Les marchands égyptiens, phéniciens, syriens, arabes et juifs passaient par la ville, car elle était située au carrefour des pistes caravanières, et elle constituait une étape importante sur la Route de la soie.
Au deuxième siècle, la ville devint la patrie du célèbre philosophe syriaque Bardesane (154-222). A la croisée des courants culturels, elle demeura le berceau de la langue et de la culture syriaque. Nisibe et Antioche la relayèrent ensuite.
Edesse abrita la fameuse Ecole des Perses, fermée par l’empereur romain Zénon en 489.
Le nom de la ville d’Edesse s’entourait de mystère, et de légende, car elle protégeait des reliques célèbres, la lettre que le Christ aurait écrite au premier roi chrétien, Abgar V (9-46 après J.-C.) dit Oukama, le Noir, qui régnait à Edesse, et le portrait miraculeux de Jésus imprimé sur un linge. Josué voyait en Edesse la cité du Christ lui-même, qui aurait promis jadis au roi Abgar que sa ville serait bénie et qu’aucun ennemi n’aurait jamais pouvoir sur elle.
Édifiée selon un plan régulier, Edesse était entourée de remparts crénelés. Au sixième siècle, six portes gardaient l’accès à la petite place forte.
Les pèlerins affluaient dans la cité, découvrant sa rue principale ornée de portiques à colonnes, de boutiques, ses maisons construites de pierres et de chaux, ses jolies places, ses jardins. Il y avait encore un hippodrome, un théâtre, deux bains publics, un d’hiver et un d’été, un hôpital, près de l’évêché, un grenier à céréales, des palais, des églises et, aux alentours de la ville, des hostelleries et des monastères. Les gens d’Edesse faisaient preuve d’un zèle aigu pour défendre leur foi.
Josué le Stylite raconta comment les Edesséniens, dès le six septembre, se préparèrent au siège, rasant les monastères, les hostelleries proches des remparts, mais situées en dehors de la cité, coupant les haies des jardins, les arbres, ramenant pieusement des églises extérieures les précieuses reliques des martyrs.
Le mercredi dix-sept septembre, Kawad et une nombreuse armée vinrent camper devant les murailles d’Edesse :
“Les portes de la cité restaient ouvertes, mais les Perses étaient incapables d’entrer dans la ville à cause de la bénédiction du Christ. Au contraire, la peur tomba sur eux, et ils restèrent à leurs postes, nul ne combattant avec eux, depuis le matin jusqu’à la neuvième heure. Alors, certains [Edésseniens] sortirent de la cité et se battirent avec eux; et ils tuèrent beaucoup de Perses, mais il ne tomba qu’un seul homme parmi eux.” (Chronique de Josué le Stylite, § 60)
Si les Perses superstitieux avaient si peur de franchir les portes d’Edesse, c’était à cause de la promesse du Christ. Cette promesse constituait le plus puissant des remparts, un gage d’invincibilité.
Kawad demanda des otages et la somme de 2000 livres d’or, pour lever le camp. Comme il ne recevait pas l’argent promis dans le délai voulu, il revint assiéger Edesse le 24 septembre, mais rencontra une vraie résistance :
“Alors Kawad devint furieux, et arma les éléphants qui étaient avec lui. Il se mit en route, lui et son armée, et vint de nouveau se battre contre Edesse, le 24 du mois de Ilûl (septembre) , un mercredi. Il entoura la cité de tous côtés, plus que la première fois, toutes ses portes restant ouvertes... Ses légions étaient assez hardies pour tenter d’entrer dans la cité; mais quand elles s’approchèrent des portes, comme un monticule de terre lavé, elles furent humiliées, et refoulées et rebroussèrent chemin. A cause, cependant, de la rapidité de la charge de la cavalerie, les frondeurs, parmi eux, se mêlèrent cependant; et bien que les Perses tirassent des flèches, et que les Huns brandissent des massues, et les Arabes levassent des épées vers eux, ils étaient incapables de faire du mal à un seul d’entre eux.” (Ibidem, § 62)
La cité résista d’une manière étonnante, elle était toujours protégée par la promesse de Jésus. Les gens échappèrent miraculeusement au sort des habitants d’Amid, tués, ou emmenés en captivité par Kawad.
Les Perses, incapables de se rendre maîtres de la cité bénie, s’en allèrent; ils mirent le feu à l’église de S.Serge, à l’église des Confesseurs, et à tous les couvents qui étaient restés debout à Edesse. Ils se retirèrent vers l’Euphrate.
La famine à Amid
Les Romains, plus tard, allèrent camper devant les murs d’Amid, afin d’en chasser la garnison perse.
La famine, en ces années 504, 505 accablait les habitants de la ville qui avaient échappé à l’épée.
Les Perses, craignant qu’ils ne livrent la cité aux Romains, rassemblèrent les hommes dans l’amphithéâtre, où ils moururent de faim. Ils donnèrent un peu de nourriture aux femmes qui servaient à leurs plaisirs, mais quand la nourriture se fit rare, ils les laissèrent sans subsistance. Alors, à bout de forces, écrit Josué qui craignait de n’être pas cru par ses futurs lecteurs, elles devinrent anthropophages. Avec une voracité peu regardante, elles mangèrent aussi des semelles :
“De nombreuses femmes alors se rencontrèrent et conspirèrent; elles prirent l’habitude d’aller dans les rues de la ville, le soir ou le matin, à la dérobée. Et quelle que fût la personne qu’elles rencontraient, femme ou enfant ou homme, avec laquelle elles étaient de force à lutter, elles l’entraînaient de force dans une maison, la tuaient et la mangeaient, soit bouillie, soit rôtie. Quand la chose fut trahie par l’odeur de rôti, et parvint à la connaissance du général (marzebân) qui commandait la ville, il fit un exemple ; il mit à mort beaucoup d’entre elles et menaça les autres en paroles, afin qu’elles ne fissent plus cela et ne tuassent plus personne. Il leur donna la permission de manger les morts, ce qu’elles firent ouvertement, mangeant la chair des morts; celles qui restaient piquaient des chaussures et de vieilles semelles et autres choses répugnantes dans les rues et les cours et les mangeaient ” (Chronique de Josué le Stylite, § 77)
Des pourparlers s’échangèrent ensuite entre les Romains et les Perses. Le traité de paix fut signé en 506. Le 28 novembre, Celerius, le magister, arriva à Edesse et les habitants, jeunes et vieux, les membres du clergé vinrent à sa rencontre avec des cierges et tous entrèrent dans la cité avec une grande allégresse. Il y demeura trois jours et donna au gouverneur une somme de 200 dinars pour la distribuer en présents.
"Les habitants de la cité l’escortèrent, lui chantèrent des louanges, à lui et à celui qui l’avait envoyé. Ils se réjouissaient de la paix qui avait été faite, et ils jubilaient dans la délivrance des malheurs subis, qu’ils goûteraient désormais. Ils dansaient de joie à l’espoir des bonnes choses qu’ils espéraient avoir, et louaient Dieu, qui dans sa bonté et sa grâce avait jeté la paix sur les deux royaumes." (Chronique de Josué le Stylite, § 100 )
Chosroes Ier prend Antioche
Les deux empires connurent quelques années de paix. En l’année 532, le nouveau roi perse Chosroes Ier Anoshirwan (531-579), fils de Kawad, signa un traité de paix “éternelle” avec l’empereur Justinien, (527-565), mais il le dénonça en l’an 540. Ses armées victorieuses guerroyèrent en Syrie, rasèrent Antioche, la grande ville de l’empire romain d’Orient, qui venait d’être reconstruite par Justinien, après un terrible tremblement de terre.
Antioche (Aujourd’hui Antakya), la troisième ville de l’empire après Constantinople et Alexandrie, était située sur la rive gauche de l’Oronte, au pied des monts Sylpius et Stauris, au centre d’une plaine plantée de figuiers, d’oliviers, de cyprès.
Elle avait été fondée vers 300 avant Jésus-Christ par un ancien lieutenant d’Alexandre, Séleucos, qui lui avait donné le nom de son père, Antiochos. Il l’avait bâtie, sur un plan régulier, et l’avait divisée en quatre quartiers. De larges rues bordées de portiques, sous lesquels se promenait la foule des badauds, se recoupaient.
Antioche était devenue la capitale des Séleucides et un grand centre de l’Orient hellénistique.
Les Romains la conquirent en 64 avant Jésus-Christ.
Christianisée de bonne heure, elle abrita la première communauté chrétienne et devint ensuite le siège d’un vaste patriarcat.
A cette époque-là, la ville, dominée par sa citadelle, entourée de remparts, et de jardins, ne ressemblait à aucune autre. Une douce lumière, rose et or, effleurait le dôme de la grande église, bâtie par Constantin le Victorieux, sans pareille sur le territoire des Romains, elle caressait la façade du palais impérial, les belles maisons à étages et les somptueux monuments, dont les murs étaient incrustés de dalles de marbre blanc. Elle dansait sur les places ornées de statues, se jouait dans l’eau claire des fontaines.
Antioche s’enorgueillissait de théâtres, de portiques, de boutiques bien achalandées, de bains, d’une bibliothèque et d’un hippodrome, où se disputaient les courses de char et les factions rivales, comme à Constantinople. Les caravaniers, portant l’encens et les épices de l’Arabie, y faisaient étape, et s’égaraient parfois le soir dans les sombres ruelles de son quartier chaud, à l’ambiance animée.
C’était une métropole grande et réputée, la rivale d’Alexandrie, un centre religieux, culturel et économique important, car elle se trouvait au carrefour de l’Orient et de l’Occident. Elle conservait une école de théologie. Sa flotte marchande naviguait sur l’Oronte jusqu’à la mer.
Antioche comptait probablement 300000 habitants. Elle était accueillante pour les étrangers. Des Grecs, des Syriens, des Juifs, teintés de culture hellène, composaient sa population. Dans les campagnes, autour de la ville, où s’élevaient de grands monastères, les gens parlaient le syriaque.
Antioche incendiée
Jean d’Asie nous fait le récit de la guerre menée par les Perses de Chosroes, qui asservirent cette superbe ville :
“Ils soumirent, pillèrent et asservirent jusqu’à la grande ville d’Antioche et ils l’encerclèrent. Et parce qu’elle avait été fortifiée pour qu’elle combatte contre lui, (le Perse) la vainquit, la dévasta et la soumit, il l’incendia et l’envoya en exil et la détruisit aussi jusqu’à ses fondations. Et ils enlevèrent aussi jusqu’aux pelecus [ sortes de dalles de marbre, décoratives.. ] de marbre blanc qui étaient incrustés sur les parois et dans les maisons, et tout entière, ils l’emmenèrent en captivité, ainsi que toutes les autres et le Perse retourna dans son propre pays”
(Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 68 )
Chosroes parvint jusqu’à Edesse, mais, heureusement, ne la prit pas, comme le narre la Chronique d’Edesse :
“Cette même année, au mois de Îyâr (mai), Chosroes, roi des Perses, mit fin à la trêve, envahit les territoires des Romains, dévasta Shura, Alep et Antioche. Il s’empara aussi d’Apamée, et poussa au retour jusqu’à Edesse. Mais par la grâce de Dieu, et sa protection, il ne causa aucun dommage à la ville : ayant reçu deux livres d’or qui lui furent pesées par ses premiers citoyens, il retourna dans sa patrie.” (Chronique d’Edesse, CV)
La paix fut signée en 562 pour cinquante ans. Justinien devait verser aux Perses un gros tribut.
Selon Procope, historien de l’empereur Justinien, les habitants d’Edesse, au sixième siècle, placèrent sur la porte de la ville, une reproduction de la fameuse lettre échangée entre Abgar et Jésus. La parole du Christ gardait toujours Edesse, son image repoussait l’ennemi comme un talisman.
Chosroes II
En 591/592, Chosroes II (590-628), petit fils de Chosroes Ier Anoshirwan, en lutte contre le général usurpateur Bahrâm, obtint l’aide de l’empereur romain Maurice.
En 602/603, après l’assassinat de Maurice par un officier subalterne, Phocas, Chosroes II, sous prétexte de venger son beau-père et protecteur, envahit avec ses troupes la Haute Mésopotamie, l’Arménie romaine. La guerre se ralluma, pour environ vingt ans.
La promesse de Jésus, rempart d’Edesse, resta crédible jusqu’au début du septième siècle, où la cité bénie tomba aux mains de Chosroes II :
“L’an 916 (604-605), Edesse fut prise”, note d’une manière concise le Pseudo-Denys.. (Chronique du Pseudo-Denys, P. 3)
Grande fut la douleur des habitants. Les Perses s’emparèrent d’autres villes, Antioche, en 924 (612-613), puis Jérusalem, Alexandrie.
Byzance prit l’offensive. Déjà Héraclius, fils de l’exarque de Carthage, avait renversé le tyran Phocas en 610, et s’était fait couronner à Constantinople. Il écrivit à Kosrau pour demander la paix; mais celui-ci la lui refusa.
Héraclius leva donc une armée et poursuivit les combats. Il reprit Edesse en 940 (628-629), et obligea les Perses à lui restituer toutes leurs conquêtes. Courte victoire. Les Arabes entrèrent dans les murs de la ville une dizaine d’années plus tard.
Ces premières chroniques syriaques nous content les guerres qui secouèrent le Proche-Orient du cinquième siècle au septième siècle. Elles nous instruisent sur l’organisation militaire, le commandement, la hiérarchie : Magister militum ou Astabîd, les chefs d’état major romain et perse, les généraux, les officiers, les cavaliers, les fantassins, les archers, les frondeurs. Des mercenaires font partie des armées, les Goths et certaines tribus arabes chez les Romains, les Huns et d’autres tribus arabes chez les Perses.
Les textes nous renseignent sur l’importance des effectifs, l’équipement des guerriers, casques et boucliers, l’armement, épées, lances, javelots, haches, massues, arcs et flèches. Ils nous décrivent les engins de sièges, béliers, rampes en terre, échelles; ils nous parlent des ruses de guerre pour prendre une ville, des pillages fréquemment pratiqués, du butin, des déportations massives de populations, comme lors de la prise d’Antioche par Chosroes Anoshirwan.
Les récits tentent de légitimer théologiquement la guerre, moteur de l’histoire. C’est toujours Dieu qui remet le pouvoir à un roi, à un chef, il lui donne la victoire et permet sa domination sur un territoire. Un nouvel ordre est alors instauré, plus favorable à l’équilibre du monde.
Le souci de transmission
Quels étaient les buts des chroniqueurs syriaques en écrivant ces suites de malheurs, qu’ils raccrochaient désespérément aux paroles des prophètes bibliques ? Ils désiraient, comme l’écrivait Josué le Stylite, conserver la mémoire de ces temps calamiteux et garder “un mémorial des châtiments”, afin que les générations futures pussent réfléchir, revenir de leur mauvaise conduite. Ainsi seraient-elles épargnées par ces terribles afflictions. C’est ce qu’espérait aussi Jean d’Asie :
“Et pour qui écrirait-il, celui qui écrit ? Alors j’ai pensé qu’il fallait faire connaître et transmettre quelque peu de notre punition par nos écrits, à l’intention de ceux qui viennent après nous... Peut-être eux-mêmes craindront-ils et seront-ils ébranlés ? ” (Jean d’Asie, Histoire ecclésiastique, P. 61)
Le Pseudo-Denys eut ce souci de transmission :
“Il est écrit : [Transmettez à vos fils] et encore : [Interroge ton père et il t’instruira; demande à tes ancêtres et ils te raconteront.] ”
Il avait des préoccupations morales, et s’adressa au lecteur :
“ Prend donc garde à toi et crains le Seigneur ton Dieu, de peur qu’il n’envoie sur toi ces afflictions.” (La chronique du pseudo- Denys de Tell-Mahré, P. 2)
Les chroniqueurs nous décrivirent le cours de l’histoire au sixième et au septième siècles, mais ils restèrent tributaires de leurs sources, écrites ou orales. Ils furent les témoins oculaires de certains événements, et purent nous renseigner, avec exactitude et force détails, sur la vie des contrées de la Syrie et surtout de la Haute Mésopotamie. Ils agencèrent leurs matériaux historiques avec un talent littéraire inégal, adoptèrent un système chronologique plus ou moins méticuleux. D’autres sources vinrent confirmer leurs récits.
La vision de l’histoire
Josué le Stylite, Jean d’Asie et les deux autres chroniqueurs avaient adopté une conception dualiste de l’univers où s’affrontaient Dieu et Satan, la vie et la mort, une mort souvent brutale, cruelle.
Les chroniqueurs tentaient de réfléchir à la guerre, rapport violent de forces en présence, pour en chercher les causes et en dénoncer les méfaits. Quels que fussent ses buts, elle n’était pas pleinement juste par ses moyens.
C’était toujours Dieu qui remettait le pouvoir à un roi. Il lui donnait la défaite, ou la victoire et permettait sa domination sur un territoire. Un nouvel ordre était alors instauré, plus favorable à l’équilibre du monde.
Gens du vingtième siècle, nous avons une vision différente de l’Histoire. Nous pensons que Dieu n’intervient plus dans les affaires d’ici-bas. Les fléaux, les guerres liées aux passions humaines, haine, envie, orgueil, volonté de puissance, nous laissent parfois une impression d’éternel et triste recommencement. Ces calamités ne nous semblent pas à la mesure des hommes fragiles qui les affrontent. Les guerres psychologiques et médiatiques peuvent être aussi redoutables.
Nous suivons les luttes des malheureuses victimes, admirons leur formidable courage. Ne semblent-elles pas nous dire : Nous avons tenu le coup et nous sommes encore là ?
Je ne puis, hélas, écarter de mes paupières les épreuves de ces peuples, qui vivaient dans ces provinces orientales de l’empire byzantin, heureusement sauvées de l’oubli grâce aux écrivains syriaques et à leurs alertes plumes de roseau. Leurs écrits ont gardé une valeur inestimable.
Aujourd’hui cette vaste région d’Amid (Diyarbakir), d’Edesse, de Mossoul, d’Antioche a changé de visage. Elle est divisée entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. La population est en majorité musulmane, composée de Kurdes, de Turcs, d’Arabes. Où sont les Chrétiens grecs et syriaques, jadis si fervents ?
Le ciel s’obscurcit de plus en plus, une violente tempête, intolérance, haine, nationalisme exacerbé, se déchaîne sur les montagnes et dans les plaines. Sanglantes guérillas, destructions de centaines de villages par les troupes de ces contrées, famines, se succèdent, la guerre économique menace. Hélas, le cycle des calamités recommence sans cesse.
Les Syriaques croient toujours à un avenir meilleur, même s’il reste obscur.
Sources et Bibliographie des Chroniques Syriaques
1)-La Chronique de Josué le Stylite, fut rédigée entre les années 507 et 518 de notre ère par un auteur ecclésiastique inconnu qui vivait probablement à Edesse ( Urhâi)
La Chronique de Josué le Stylite, composée en syriaque avec une traduction en anglais de William WRIGHT, édition Cambridge 1882, rééditée à Amsterdam, Philo Press, 1968. Traduction française (de quelques extraits) réalisée par Ephrem-Isa YOUSIF.
2)-La Chronique d’Edesse, daterait du troisième siècle pour la première partie, du milieu du sixième siècle pour la deuxième partie.
Chronique d’Edesse, éditée par I. GUIDI, C.S.C.O, Paris, 1903.
3)-L’Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, évêque d’Ephèse, haut personnage de l’église monophysite. Cette histoire universelle à la façon d’Eusèbe de Césarée, allait de Jules César à l’an 585.
Histoire ecclésiastique de Jean d’Asie, la deuxième partie fut traduite en latin par J.-B. CHABOT, Louvain, 1927-1933.
Robert HESPEL la traduisit en français, C.S.C.O, Louvain, 1989. (Cette traduction est utilisée dans notre étude.)
4)-La Chronique du Pseudo-Denys de Tell-Mahré, moine anonyme de Zuqnin, près d’Amid (Diyarbakir), appelée aussi Chronique de Zuqnin, fut composée avant l’an 775. -Chronique de Denys de Tell-Mahré, quatrième partie, publiée et traduite par J.-B. CHABOT, Librairie Emile Bouillon, Editeur, Paris, 1895